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Deux biographies de Jacques-Bénigne BOSSUET

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   Jacques-Bénigne BOSSUET, né à Dijon (alors diocèse de Langes) le 27 septembre 1627, reçut dès le 6 décembre 1635, la tonsure cléricale, qui le rendait apte à recevoir des bénéfices ecclésiastiques. Son père, Bénigne Bossuet, conseiller au Parlement de Metz depuis le 14 décembre 1638, avait un intime ami au chapitre de la cathédrale, Jean Royer, alors grand archidiacre, qui sait procurer un canonicat au jeune Jacques-Bénigne. La nomination ne se fit pas sans difficultés. Il paraît intéressant de les exposer ici, d'après des données fournies par les délibérations capitulaires de l'époque. Un chanoine, du nom de Jean Berton, étant mort le 12 octobre 1640, sa prébende, située à Châtel-Saint-Germain, revenait à Eric de Saintignon, clerc du diocèse de Toul, en vertu de lettres de coadjutorerie avec future succession que lui avait données Jean Berton, lettres qui avaient été approuvées par la curie romaine (bulles du 24 novembre 1628) et par le roi (brevet du 13 mai 1629), et régulièrement intimées au chapitre en juillet 1629. À la mort de Jean Berton, Eric de Saintignon demanda et obtint du conte de Lambert, gouverneur de la ville, un placet daté du 3 novembre 1640, ainsi que du Parlement un arrêt en date du 6 novembre 1640, lui permettant « de prendre possession du canonicat … vacant par le décès de maître Jean Berton ». Muni de ces pièces, Eric de Saintignon fut reçu chanoine par le chapitre le 14 novembre 1640 (XXXII, 220, et s.). Mais Jean Royer revendiqua en sa qualité de tournaire à la mort de Jean Berton, le droit de disposer de sa prétende, et en pourvut, par acte du 20 novembre 1640, le jeune fils de son ami Bénigne Bossuet, alors âgé de 13 ans. Le différent fut porté devant le Parlement, alors siégeant à Toul. Par arrêt du 27 juin 1641, non seulement il débouta Eric de Saintignon et attribua, le canonicat à Jacques-Bénigne Bossuet, mais déclara « mal rendu, abusif et nul » le statut capitulaire du 19 mai 1611 établissant les coadjutoreries avec future succession. Le chapitre, dans sa réunion du 2 juillet 1641, décida de se pourvoir au conseil privé du roi contre cet arrêt du Parlement, comme étant contraire « aux droits et privilèges du chapitre qui ont esté confirmés par le Roy…, par l’usage et commune observation, par la possession immémoriale depuis deux siècles... » (XXXII, 243). Jean Royer et Charles du Tocq et quelques consorts furent seuls à ne pas s’associer à cet acte. Mais un arrêt du parlement de Paris, du 25 février 1642, confirma celui de Toul. Et les registres capitulaires ne parlent plus de l’affaire, sinon pour dire que, le 28 mars 1642, « le sieur Royer grand archidiacre a produit et présenté en chapitre un accord faict entre le sieur Bénigne Bossuet et le sieur de Saintignon, avec une attestation des estudes dudit Bossuet en l’Université de Dijon, dont il a requis acte » (XXXII, 266). Le jeune Bossuet poursuivit, en effet, ses études chez les Jésuites à Dijon, puis au collège de Navarre à Paris, où il entra le 17 octobre 1642. Il y fut reçu bachelier le 25 janvier 1648 et docteur le 16 mai 1652. Durant le cours de ses études, il vint quelquefois à Metz, où demeurait sa famille (son père, sa mère et ses deux sœurs Marie et Madeleine), sur la paroisse Saint-Gorgon, rue des Clercs (probablement au n° 19 actuel). C’est en qualité de paroissien de Saint-Gorgon que Bossuet prononça, le 9 septembre 1649, le panégyrique du titulaire de cette église. Ce discours nous a été conservé. Dans son exorde, il salue un illustre personnage qui ne peut être que Pierre Bédacier, de l’Ordre de Saint-Benoît, évêque in partibus d’Auguste ou Augustopolis, suffragant de l’évêque Henri de Bourbon, qui venait d'arriver à Metz à la fin d'août. Quelques jours après, vraisemblablement le samedi des Quatre-Temps, 18 septembre, Bossuet reçut de Bédacier l'ordre du diaconat. Il fut promu au sacerdoce à Paris, le samedi, veille du dimanche de la Passion, 16 mars 1652. Mais, quelques semaines auparavant, le 24 février, il avait été reçu archidiacre de Sarrebourg. Deux ans après, il résigna cette charge, ayant été nommé, le 27 août 1654, archidiacre de Metz ou grand archidiacre, par Claude de Bruillard de Coursant, vicaire général de l’évêque Henri de Bourbon ; il fut reçu comme tel le 5 septembre 1654 (la Series B, p. 30, dit par erreur : le 27 septembre). Pendant les années 1652 à 1659, Bossuet, sauf quelques interruptions en 1656 et 1657, séjourna à Metz et prêcha à la Cathédrale, à Saint-Gorgon, à Saint-Jean-en-Citadelle, à Saint-Maximin et chez les Dames du Petit-Clairvaux. Le 17 novembre 1664, après la mort de son ami, le doyen Jean Royer (+ 17 août), Bossuet, quoique absent, est élu doyen et reçu en cette qualité le 22 août 1665.

   Son père, Bénigne Bossuet, dont la femme était morte vers la fin de l’année 1660, est désigné comme clericus dioecesis Lingonensis (clerc du diocèse de Langres), à sa nomination faite par Bruillard de Coursant à la dignité de grand archidiacre, résignée par son fils devenu doyen ; il est reçu le 21 août 1665. C’est par pure supposition, croyons-nous, et trompé par le titre d’archidiacre, que Le Dieu (1) dit qu’il était diacre. Le 29 mars 1667, Bénigne Bossuet résigna l’archidiaconat et mourut peu après, le 15 août. Il fut enterré dans l’église des Prêcheresses, où reposait déjà sa femme et où leur fille, Marie-Thérèse, veuve d’Isaac Chazot, président au parlement, sera également inhumée après sa mort, survenue le 24 février 1702.

   Quant à Jacques-Bénigne Bossuet, qui, depuis longtemps, avait le titre d’aumônier et de prédicateur ordinaire du roi, ayant été nommé précepteur du dauphin et évêque de Condom, il résigna la canonicat de Metz et le décanat le 19 octobre 1669. Il fut nommé évêque de Meaux le 2 mai 1681, mourut à Paris le 12 avril 1704, et reçut la sépulture à la cathédrale de Meaux.

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(1) L’abbé Le Dieu, Mémoires et Journal sur la vie et les ouvrages de Bossuet, publiés par M. l’abbé Guettée, Paris, 1856, p. 102, parlant du père de Bossuet, qu’il appelle faussement « Jacques », écrit : « Depuis son veuvage, sa piété l’avoit entièrement détaché du monde et attaché à l’Eglise ; élevé au diaconat, il remplissait avec honneur et avec édification la dignité de grand archidiacre de Metz ». Les Series, aussi bien que les autres documents concernant Bénigne Bossuet, ne lui donnent jamais le titre de « clericus ». C’est ainsi que, dans le registre intitulé : Relevé des institutions aux bénéfices (archives de l’Evêché), il est dit : « Collation de la dignité de grand archidiacre vacante par la démission de M. Jacques Bénigne Bossuet expédiée en faveur de Bénigne Bossuet, clerc du diocèse de Langres, et père dudit Jacques Bénigne Bossuet, élu doyen. Du 27 may 1665 ». – L’ordre du diaconat n’était nullement nécessaire pour recevoir et remplir la charge d’archidiacre ; la simple tonsure suffisait, même pour l’épiscopat, comme c’était le cas pour Henri de Bourbon.

Source :
Etudes sur la cathédrale de Metz. Textes extraits principalement des REGISTRES CAPITULAIRES (1210-1790) publiés par Jean-Baptiste PELT, Docteur en théologie et en Droit canonique, Evêque de Metz. Metz, Imprimerie Lorraine, rue des Clercs, 14-16, 1930. Pages 396-397.



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MEMOIRES
DE
L'ACADEMIE DE METZ

1907-1908
(pp. 365 - 381)
BOSSUET
CHANOINE DE METZ
Par M. Le Chanoine FINOT, membre titulaire

   J'apporte un travail qui ne prétend point aux allures de la science, mais qui dans une absolue fidélité aux sources que l'auteur a eues sous la main, a visé à l'intérêt. C'est une trame que couperont peu les citations et les références. Les sources que j'indiquerai tout à l'heure, je me suis borné à les laisser couler pacifiquement et, du moins de mon mieux, littérairement. Cette manière n'est peut-être pas la plus actuelle, mais comme elle est davantage dans mes moyens, j'ai pensé que vous l'accepteriez.
   L'Académie est indulgente à qui veut l'intéresser par l'exposé sincère du modeste fruit de ses recherches, surtout quand il s'agit d'un sujet comme celui qui vous est signalé. Bossuet, Chanoine de Metz ; il y aura dans cette étude plus que cela - car il était embarrassant d'aller prendre à ses origines celui qui vint répandre quelque chose de son lustre sur sa cité d'adoption. Il n'y aura pourtant pas ici toute la carrière, même messine, de l'illustre chanoine, mais dans une vue d'ensemble, la phase de préparation, plutôt que celle de l'action. L'activité de Bussuet à Metz comporte plusieurs points dont chacun pourrait, pourra même être l'objet suffisant d'une monographie.
 
   Bossuet appartient à Metz par la première partie de sa carrière oratoire, par sa préparation accomplie dans notre ville, par les premiers efforts et les premiers effets de son zèle, par ses débuts enfin d'orateur et d'apôtre. Il appartient à Metz par ses relations avec le chapitre de la cathédrale, et même par son autorité sur une partie du clergé diocésain. Chanoine, du moins régulièrement en 1648, il resta attaché au Chapitre, à un titre ou à un autre, jusqu'en 1669, époque où il fut nommé évêque de Condom ; archidiacre de Sarrebourg en 1652, grand-archidiacre de Metz en 1654, il fut, du fait de cette dignité, chargé spécialement de présider aux soins spirituels que réclamaient les seize paroisses de la cité, sans parler de celles du Val de Metz. Il appartient à Metz par la résidence et le domicile de plusieurs des siens et surtout, dirai-je, par la sépulture de ses père et mère. Les registres du temps et les actes publics mentionnent deux sœurs de Bossuet fixées à Metz, sur la paroisse de Saint-Gorgon. L'une d'elles, Marie-Thérèse Bossuet, épouse d'Isaac Chasot, y décéda en 1702, à l'âge de 80 ans, et il est émouvant de rappeler, dans le voisinage si prochain du cimetière, que la mère d'abord du grand orateur, Marguerite Mochet, puis son père (en août 1667), furent inhumés en notre ville dans les caveaux de l'église des Prêcheresses (1).
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(1) Le local où l'Académie de Metz tient ses séances est, en effet, dans l'enceinte de ce qui fut le convent des Prêcheresses et, de la salle des séances, par dessus une cour, un voit ce qui reste de la belle chapelle des religieuses. (Note de l'Agent de l'Académie.)
   Bossuet, qui appartient à Metz, appartient aussi, et comme de plein droit, à cette académie - et ce n'est pas d'aujourd'hui que cette appartenance glorieuse a été signalée et comprise, vu que vos Mémoires fournissent en propres termes l'une ou l'autre des indications qui précèdent. Rien de plus académique, Messieurs, que l'attention donnée ici à Bossuet - c'est d'ailleurs un sujet d'étude proprement inépuisable, et l'on peut y revenir, utilement et agréablement, tant au point de vue historique qu'au point de vue technique de l'éloquence sacrée.
   La réputation de Bossuet n'est pas un lieu commun, un thème convenu de séminaire seulement ou de sacristie ; elle est dans le grand courant de l'opinion la plus intellectuelle et la mieux documentée, et « l'aigle de Meaux » n'est pas un vocable qui se transmette et s'applique de confiance. Un jugement qui compte et qui a comparé, documents en mains, place celui qui fut notre concitoyen, il y a deux siècles et demi, parmi les princes de la parole, s'il n'est même tout à fait le premier des orateurs - en tout cas il est admis que, sur ces lèvres-là, l'éloquence de la chaire française a atteint et a même conservé toute sa grandeur. Et c'est, Messieurs, un mérite qui grandit de toute une nouvelle grandeur, si nous considérons que l'homme dont il s'agit parla et écrivit notre langue à l'époque de transition qui amenait la formation définitive. Quand on voit où l'idiome en était, même aux mains de prédicateurs bien nommés, trente ans seulement avant Bossuet, on salue en lui un fondateur de la langue, à qui ce n'est pas assez de reconnaître le talent : c'est génie qu'il faut dire.
   Il y a, Messieurs, une recrudescence d'intérêt autour de cette grande mémoire. Un périodique paraît même sous ce titre « Revue Bossuet ». Après les longs travaux de M. Floquet, de l'Académie des Inscriptions et Belles-lettres, véritablement classique en la matière, et qui le premier a fouillé à fond l'époque de Metz ; après les investigations critiques (2) de M. Lebarq, Docteur ès-lettres, lequel tout récemment a donné le dernier mot en ce qui concerne la restitution du texte de Bossuet,
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(2) Il y a eu, dans ces derniers temps, un travail qui rectifie Floquet. Je ne crois pas que ce soit dans les grandes lignes, ni surtout dans celles relatives aux premiers temps qui nous occupent.
(3) Bossuet est un nom qu'on a expliqué d'une façon originale, et assez plausible, sans recourir à rien de grandiose. Je ne parle pas du médiocre calembour de collège : Bossuetus aratro, lequel aurait prédestiné l’héritier de ce nom à un travail opiniâtre comme celui du bœuf de labour… Dans l'étymologie plus sérieuse de Bossuet, il y avait ceci : Les ancêtres de l'orateur portaient depuis un temps ancien le nom de Rouyer, d'où leurs armes comportaient trois roues d'or ; mais plus anciennement, ils avaient eu une singulière devise, espèce de rébus, gravé dans leur maison et même dans l'église de Seurre : c'était un cep de vigne noueux, avec cette légende : Bon bois bossu e(s)t. Les derniers mots, réunis en un par une sorte de sobriquet, auraient remplacé un jour le vieux nom, patronymique. Ainsi un autre orateur, Marcus Tullius, est passé à la postérité et à la gloire, sous un sobriquet assurément aussi comique : Cicéron signifie étymologiquement pois chiche.
on ne peut qu'être écrasé par l'abondance de ce qui serait à dire, et l'on se trouve en tout cas sur un terrain absolument éclairé. Faisons un simple choix, au cours de la chronologie des premiers temps, et plus strictement à notre point de vue local et messin (3).
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   Jacques-Bénigne Bossuet, Bourguignon d'origine - comme avant lui saint Bernard, et après lui Lacordaire - naquit à Dijon, le 27 septembre 1627, d'une famille de magistrats qui avait été anoblie par François Ier. Qu'est-ce qui a valu à cette province de produire ces trois hommes qui personnifient presque l'éloquence sacrée dans sa triple période du moyen-âge, du grand siècle et des temps modernes ? Il est des philosophes parfois plaisants qui voient en tout une affaire de milieu : n'iraient-ils pas jusqu'à découvrir je ne sais quelle harmonie préétablie entre ces grands esprits... et le vin de Bourgogne ? Plaisanterie pour plaisanterie, on a répondu qu'il ne suffit pas de poser, même en Gascogne, dans une cave de six mille bouteilles pour recevoir le coup de soleil du génie, et ce qu'on appelle influence climatérique est loin d'expliquer, pour une contrée, cette sorte de prédestination aux produits de l'ordre intellectuel. Laissons à Dieu son secret, et à cette contrée sa gloire, et s'il faut invoquer une influence quelque peu explicative, nous préférons celle du milieu familial : la foi chrétienne, la science religieuse, le grand sentiment du devoir - qui en découle – étaient héréditaires dans ces anciennes familles de la magistrature française : il y avait là une éducation propice à l'éclosion de la vertu et, s'il devait plaire à Dieu, du génie.
   Inspiré par le souci du plus grand bien de ses enfants, l'avocat Bossuet, quoique honoré de charge au Parlement de Bourgogne, se résolut à les quitter - du moins les plus jeunes - pour venir à Metz en 1638. Un parent, premier président du Parlement de Metz, l'y appelait en qualité de conseiller (4).
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(4) La personne de M. le conseiller Bossuet, devait-on bientôt dire, est très agréable à M. de Schomberg. C'était le brave et certueux gouverneur de Metz et des évêchés.
   En attendant de rejoindre ses parents dans nos murs, Jacques-Bénigne suivit dans la ville natale les cours du collège des Jésuites où il ne sut jamais, dit-on, être médiocre en rien - pas même, est-il mentionné, dans l'exercice de la récréation. Bref, des dispositions supérieures dans un écolier de onze ans durent déterminer le conseiller son père à l'envoyer compléter ses études à Paris, les humanités achevées. Ce fut au célèbre collège de Navarre, qui considéra toujours comme un patrimoine la gloire de son étudiant. On doit mentionner ici l'épisode de l'Hôtel Rambouillet, c'est-à-dire le sermon improvisé, après quelques instants de réflexion, par un orateur de seize ans, et débité devant trois évêques qui s'étaient bien promis de ne pas tenter par leurs applaudissements l'humilité du jeune homme - mais, avec cette élite des lettrés de la France, ils laissèrent échapper leur émotion devant un tel succès, et dirent entre eux qu'il y avait là le lever d'une des grandes lumières de l’Eglise. C'est dans cette circonstance que le célèbre Voiture, rapprochant l'heure qu'il était, c'est-à-dire minuit, de l'âge du prédicateur, c'est-à-dire seize ans, fit observer, l'œil sur sa montre, que jamais il n'avait entendu prêcher si tôt ni si tard. À prendre suivant sa vraie signification cette expérience, qui n'était qu'une sorte de gageure littéraire en chambre close, deux points s'en dégagent. C'est que cet enfant de labeur et de génie était déjà et meublé d'idées, et maitre d'un style dont il savait si rapidement leur faire le vêtement voulu.
   Le jeune étudiant de Navarre subit à l'heure marquée les épreuves du baccalauréat en théologie, la « tentative » dans une soutenance à laquelle voulut assister le grand Condé, apportant là tout l'intérêt qu'il prenait aux batailles, lui le héros même dont « le grand génie embrassait tout, la théologie la plus sublime comme les arts et les sciences ». Ainsi, bien des années plus tard, s'exprimera le bachelier d'aujourd'hui devant le cercueil du grand capitaine. C'est après la susdite épreuve et son succès, que Bossuet vient à Metz pour les affaires de son canonicat (mai 1648).
   Pourvu nominalement d'une prébende au Chapitre de la Cathédrale, depuis l'âge de treize ans, tonsuré et portant l'habit ecclésiastique depuis l'âge de huit ans, il était bien déjà homme d'Eglise : il le fut toujours du reste, et cette physionomie, avec la mentalité qu'elle recouvre, s'impose tellement à l'histoire, qu'avec la meilleure volonté du monde il est impossible, comme on dirait aujourd'hui, de laïciser Bossuet. Un homme est ce qu’il est, et d'ailleurs une profession nette- ment et persévéramment affirmée ne pose pas comme la critique d'une autre profession ; il est simplement glorieux d'avoir dans les moëlles l'esprit de son état et d'en offrir sans distraction les allures. Ce fut le cas du grand homme dont nous étudions ici chez nous les commencements, et qui à l'heure où nous sommes, allait se vouer à l'Eglise par le sous-diaconat qu'il reçut des mains de l'évêque de Langres, en l'absence sans doute d'un évêque de Metz. Le prélat consécrateur fit parvenir, au vieux collège du jeune sous-diacre chanoine, ses félicitations nullement banales pour l'acquisition que faisait leur vénéré corps. Bossuet fut alors admis à ce que l'on appelait la résidence personnelle, laquelle lui donna droit aux fruits du canonicat. Il y a ici quelques usages d'une autre époque qu'il est intéressant de relever au passage, plus en détail.
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   Le Concile de Trente, en honorant les Chapitres de cette grave qualification de Sénats des églises cathédrales, exigeait que, pour y entrer, un Clerc fût sous-diacre tout au moins ; mais une coutume abusive, passée çà et là dans les statuts locaux, se prêtait à ce qu'un simple tonsuré pût, dès l'âge de quatorze ans, être reçu chanoine. Ce fut le cas du jeune Bossuet, en faveur de qui pourraient se plaider les circonstances atténuantes, tirées du sujet qui dépassait la taille ordinaire et dont la vocation ecclésiastique ne faisait pas doute. A l'âge de treize ans deux mois, il reçut la prébende du chanoine Berton, mais huit années devant s'écouler avant qu'il reçût le sous-diaconat, il ne fut pas admis à la résidence personnelle, bien moins encore à opiner dans le chapitre et à jouir du revenu de sa prébende. Celui-ci, pendant tout ce temps, devait profiter au chapitre, tenu seulement de lui payer une pension assez modique, comme pour subvenir aux charges pécuniaires qui pesaient encore sur le chanoine étudiant. À l'époque où nous sommes arrivés, Bossuet, admis à la résidence personnelle et à la perception des fruits, entrera dans les assemblées capitulaires, mais sans avoir encore voix délibérative, sa résidence personnelle ne pouvant être considérée que comme fictive tant qu'il n'aura pas fini ses études. Ceci devait durer un temps encore.
   Il retourna donc à Navarre, pour se préparer à la Licence et au Doctorat, et achever sa préparation sacerdotale. Ceci allait se prolonger quatre ans. Dans cet intervalle, Bossuet devait reparaitre au moins une fois à Metz ; c'était pour y recevoir l'ordination du diaconat, lequel lui fut conféré dans la cathédrale, en présence de tout le chapitre, le 21 septembre 1649, par l'évêque suffragant, Pierre Bédacier, religieux bénédictin, promu lui-même depuis peu de temps à la dignité épiscopale. À l'occasion de ce voyage, Bossuet prononça à Metz un discours qui est, à proprement parler, le premier qui ait été conservé : c'est le panégyrique de saint Gorgon, prêché le 9 septembre, dans l'église paroissiale dont le saint martyr était le patron. Cette église, qui était la paroisse des Bossuet et des familles apparentées, occupait l'emplacement du coin Sud-Ouest actuel de l'Hôtel-de-Ville, vers l'intersection qui commence la rue Fournirue. Un compatriote, M. Gandar, de Rémilly, dans un beau livre consacré à la Jeunesse de Bossuet orateur, et couronné par l'Académie française, a fouillé cette œuvre première du génie et y montre un prédicateur dont sans doute la langue, l'éloquence et le goût même avaient des progrès à faire, mais qui présentait déjà supérieurement un sujet d'histoire et sa morale. C'est le double point de vue sous lequel Bossuet présenta son héros, lequel a vaincu le monde, foulant aux pieds ses attraits et ses supplices. Disant à ses auditeurs de prendre avec humilité de la main de Dieu la bonne ou la mauvaise fortune, et d'être ainsi les témoins et les martyrs de la Providence : « Nous vivons, s'écrie-t-il, dans un temps et une ville où nous avons sujet de mériter cet honneur. Il y a près de 20 ans qu'elle porte quasi tout le fardeau de la guerre : sa situation trop importante semble ne lui avoir servi que pour l'exposer en proie. » Ceci ne semble-t-il pas comme découpé à l'emporte-pièce dans l'histoire locale du temps, au lendemain même des traités de Westphalie : la guerre des Suédois, dont on parle encore maintenant, était alors un fait douloureusement contemporain.
   ... Licencié en 1651, Bossuet devait, le 9 avril 1652, recevoir le bonnet de Docteur et, suivant le cérémonial du temps, prêter sous les voûtes de Notre-Dame de Paris un serment dont les termes sont venus jusqu'à nous. C'est aussi bien une première vibration de son éloquence dans ce temple auguste, que « ce serment très beau et très saint par lequel il allait dévouer sa tête à la mort pour la gloire du Christ, et se consacrer tout entier à la vérité ». Mais la gloire du Doctorat elle-même s'éclipsait à ses yeux devant la grandeur du sacerdoce qu'il avait reçu quelques jours auparavant (16 mars 1662). Le doux Vincent de Paul, le saint patriarche de la charité, l'avait aidé, et par ses soins et par ceux de ses disciples - ce sera le témoignage de Bossuet lui-même, - à se préparer à ce grand jour.
   On conjecture que notre Lorraine, redevable déjà à saint Vincent de Paul qui, à l'heure des détresses, lui envoya des millions, lui doit aussi d'avoir possédé les débuts de Bossuet prêtre et prédicateur. Il est historique que le génie naissant reçut des ouvertures et fut l'objet d'instances qui voulaient le fixer à Paris : il s'agissait pour lui de la grande maîtrise du collège même de Navarre, où il avait été élevé, et il paraît que le tout-puissant cardinal Mazarin eût été favorable à cette promotion. Mais Bossuet resta inabordable à la proposition et voici ce que, d'après les mémoires du temps, il y opposa : Admis, presque enfant, dans le chapitre de Metz, n'appartenait-il pas à ce diocèse pour lequel il avait si peu fait encore ? Bon et tendre fils, se devait-il éloigner à jamais d'un père, d'une mère, d'une famille privés si longtemps de la douceur de le voir ? Voué avant tout à l'Eglise, le moment n'était-il pas venu de commencer ces nouvelles et profondes études auxquelles il s'était promis de se livrer sans réserve pour être capable de mieux la servir ?... Parmi ces considérations, il en est qui sont trop dans les notes de saint Vincent de Paul pour qu'il soit resté étranger au présent plaidoyer. Il aura jugé, et son disciple avec lui, que la manière la plus naturelle - la plus surnaturelle aussi – d'échapper à la promotion de Navarre était, pour Bossuet, de revenir à sa stalle de la cathédrale de Metz. Celui-ci d'ailleurs venait d'y être fixé par une attache de plus, l'évêque titulaire, Henri de Verneuil, l'ayant nommé archidiacre de Sarrebourg. Nous sommes dans le courant de 1652, et Bossuet nous arrive pour les débuts de son zèle sacerdotal et de son éloquence : il vient, non se reposer dans l'acquis et en vivre, mais se fortifier et se préparer encore, et si l'orateur a été incomparable et le controversiste irréfragable, c’est la moisson de la semence de labeur jetée ici à Metz entre les années 1652 et 1659.
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   Bossuet nous arrivait donc en juin 1652, chanoine, dirai-je, complètement et pour de bon. Nous avons vu qu'il est des usages canonicaux de cette époque devenus aujourd'hui un anachronisme... telle la précocité canonicale dont le siècle dernier a vu peut-être un échantillon encore dans la personne d'un vénérable ecclésiastique mort en l886. M. Jauffret, ordonné prêtre le 16 juin 1821, avait été nommé chanoine le 19 juillet suivant. Mais enfin c'était déjà un régime différent de celui sous lequel Bossuet fut promu. Un usage pourtant de ce vieux temps a persévéré à notre époque... celui des mauvaises langues plaisantant volontiers les chanoines comme n'ayant rien à faire... Disons simplement que Bossuet, chanoine de Metz, donna un démenti aux détracteurs de la profession, et un bel exemple à tous les hommes d'Eglise : cet exemple, c'est l'amour du travail et l'amour des fonctions.
   Il y a, Messieurs, ce que j'appellerai une question préalable : celle de la longue appartenance du grand homme à notre ville et à sa cathédrale, et l'influence, (peu saisie jusqu'à M. Floquet par les historiens), l'influence de sa préparation messine sur le développement, la mentalité et les productions subséquentes de son génie. Faute de regarder du côté de Metz, des hommes comme Châteaubriand ont été étonnés de certains aspects, de certaine compétence d'un esprit qu'on se représentait à tort « comme ayant toujours vécu au milieu des pompes, du bruit du Louvre, de Versailles et de Saint-Germain ». Il y eut cela, mais il y avait eu d'abord ici une longue et studieuse retraite, une vie laborieuse, méditative et volontiers cachée. C'est ici dans son existence une époque très importante et, encore une fois, longtemps trop ignorée. Le séjour de Bossuet dans nos contrées n'a pas été de cinq ou six années seulement, pour ne dater que de 1652, suivant une disposition convenue et un calcul superficiel ; c'est pendant 17 années entières qu'indubitablement il appartient à notre église, et, si plus d'une fois sa voix déjà grande retentit dans la capitale et ailleurs, à Metz toujours, ces stations finies, il revenait en sa stalle, au chœur, aux travaux entrepris pour le diocèse et pour l'Eglise. Et cela dura de la 25e à la 42e année de sa vie glorieuse, mais d'abord et surtout laborieuse : on le trouve le plus ordinairement dans notre ville d'où même il ne semble pas qu'il se soit absenté pendant les quatre premières années qui suivirent son arrivée.
   Quel était à Metz le travail de Bossuet ? C'étaient, dans une retraite profonde, des études de jour et de nuit, interrompues uniquement soit pour aller au chœur, soit pour assister à des assemblées capitulaires ou pour vaquer à des devoirs extérieurs auxquels il ne se déroba jamais, prenant même, dans l'intérêt d'un peuple qu'il aimait, des initiatives apostoliques et charitables qui tirent de lui un bienfaiteur (5).
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(5) On ne peut que mentionner, dans un aperçu sommaire comme celui-ci, l'établissement de la Propagation de la Foi (rue Taison), la Charité aux bouillons, la Mission mémorable de 1658 et la fondation d'un séminaire. En tout ceci, le nom de Bossuet revient presque à chaque ligne des Mémoires du temps.
   Toute cette activité de parole et d'action broche en quelque sorte sur un fond d'humble et tenace labeur, dont une parole du grand homme nous a révélé l'objet : « C'est à Metz, où je n'étais détourné par aucune distraction, que j'ai le plus lu les Saints-Pères. » On sait l'attraction précoce que la Bible avait exercée sur le génie naissant ; c'est à Metz qu'eurent lieu ses entretiens prolongés avec le Livre dont il disait ne pouvoir se passer, et dont l'interprétation fera toujours sa principale gloire. Or, pour Bossuet, qui n'était point moderniste, le grand Commentaire de l'Ecriture fut la Tradition : il écoutait la voix et s'imbibait de la pensée des hommes qu'on appelle les Pères de l'Eglise et qui se présenteront à tous les âges avec la double recommandation de l'ancienneté et de la sainteté : par le temps, ils sont voisins des sources, et par le cœur, tout près de la vraie doctrine ; il faut ajouter que, pour l'intelligence, ils s'élèvent au-dessus du vulgaire. J'ai dit que le grand homme s'imbibait ici même de leur pensée, à loisir et opiniâtrement : il la méditait dans ses promenades, les yeux fixés sur les horizons que voient les nôtres, et chaque jour voyait, dans ce contact fortifiant, pousser les ailes du génie... Bossuet étudia-t-il, sut-il autre chose ? Ses nombreux ouvrages montrent qu'il n'était étranger à rien de ce qu'on pouvait savoir de son temps, et son merveilleux esprit pouvait assurément s'assimiler tous les objets, mais il avait ses préférences, et il était notoirement l'homme du savoir professionnel. Heureusement pour le recueillement et la liberté de son travail, a-t-on dit, le journal, la brochure et la littérature à foison n'étaient pas encore inventés, pas plus que le chemin de fer et l'exposition universelle... À Metz, répète-t-il, Je n'étais détourné par aucune distraction.
   Le grand homme était un travailleur, ce qui peut s'appeler un bûcheur ; mais n'était-il que cela ? Il faut noter qu'un sentiment supérieur lui faisait aimer ses fonctions, dussent-elles, comme il devait arriver souvent, déranger son travail : elles le dérangeaient peut-être moins qu'elles ne le continuaient, et il était ici d'une assiduité pieuse et proverbiale. Pour Bossuet, il était entendu que deux forces, science et piété, étaient comme les deux ailes de sa profession : tel fut bien, en effet, son double moyen et comme le double levier du vol de l'aigle.
   L'exactitude et la régularité capitulaire du chanoine étaient notoires. Il devait être tenté parfois de prolonger l'étude quand le quart d'heure pour Dieu avait sonné ; c'est cependant ce qu'il ne faisait jamais. Imitait-il en cela les vieux moines bénédictins, lesquels, au son de la cloche, laissaient une lettre formée à demi ? Peut-être ; en tout cas, c'était l'homme, toujours et quand il fallait, présent au chœur. Assurément, ni l'âge, ni les infirmités ne pouvaient, à cette époque de Metz, lui créer d'excuse... mais il y a manière de faire le devoir, et une anecdote relevée par M. Floquet montre comment il le faisait. Nous savons que Bossuet avait ici de la famille : jusqu'en 1658, le Parlement de Metz étant relégué à Toul depuis de longues années, il ne devait pas jouir de la présence du conseiller son père, ni de celle de sa mère, la pieuse Marguerite Mochet, et pendant ces premières années les parents ne purent, qu'à de rares intervalles, voir et entendre le fils dont ils étaient justement fiers. De toute cette famille si nombreuse et si unie, le chanoine n'avait en ville que deux sœurs, Marie et Madeleine, avec lesquelles, sa tâche du jour achevée, il allait volontiers finir la soirée... jusqu'à l'instant où, dans la tour de la cathédrale Saint-Etienne, les cloches donnaient le signal de l'office. Il prenait congé d'elles au premier son en disant : « Je vais à Matines ». L'une de ces sœurs aimait, dans son âge avancé, à rappeler cette simplicité joyeuse et cette fidélité professionnelle de l'illustre frère, sur les traces de qui, dans la famille d'abord, on aimait à marcher.
   C'est avec un visage épanoui qu'il donnait ce congé simple et régulier, et il faut dire qu'il y avait là comme une consigne qui le réjouissait. Le clergé, édifié de cette régularité, ne l'était pas moins du sentiment de douce joie dont l'accomplissement du pieux devoir semblait inonder l'âme de ce prêtre, et que rendaient manifeste son maintien et la sérénité expressive de son visage. S'élever à Dieu par la prière, puis redescendre vers les hommes pour les éclairer par l'éloquence et les aider par la multiple bienfaisance, telle était chez Bossuet l'intelligence, tel l'idéal, le programme de sa mission. Et cette prière publique, à laquelle le jeune chanoine s'était associé sous les nobles arceaux et sous les voûtes sonores de notre cathédrale, l'évêque de Meaux ne s'y reportait-il pas bien des années après quand, adressant à ses prêtres sa « Dissertation sur les Psaumes », il leur faisait part du bonheur intime qu'il devait à ces chants sacrés ? Jamais la mentalité pieuse et liturgique du grand orateur n'a fléchi, mais il est précieux de la voir commencer et, en commençant, rayonner chez nous.
   Finissons cet essai par une anecdote qui a son intérêt aussi pour nous. Quelques années après ces débuts - je dirai cette préparation messine - en 1662 - Bossuet prêchait pour la première fois le carême en présence de Louis XIV, un roi qui se connaissait en hommes et en tout. Quand la station prit fin, par une de ces inspirations qui vont au cœur, le prince fit partir pour Metz, en courrier extraordinaire, son secrétaire le plus intime. Il était porteur d'une lettre adressée au père de l'orateur, et signée : Louis, Roi de France et de Navarre. Cette lettre disait simplement : « Je vous félicite d'avoir un tel fils. »
   Félicitons-nous aussi, ou du moins souvenons-nous, à travers les évolutions des hommes et des choses, d'avoir eu un tel concitoyen.

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