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Jadis, au Pays Messin

« A la Garde de Dieu »


Dédié à Monsieur le Conservateur des Eaux & Forêts du département de la Moselle,
En remerciement et gratitude pour la bienveillante collaboration avec laquelle ses Services aidèrent, en 1944-45, les paysans du Pays messin à se réinstaller dans leurs exploitations.


 
Bien souvent nous nous demandons la raison économique de toutes ces maisons isolées, au long de nos routes. Avec de trop vastes dépendances, elles servent aujourd'hui de maisons de culture à de petites exploitations. Postées pour la plupart à 1a croisée des chemins et au bas d'une montée, elles desservent un ou plusieurs villages situés à l'écart ou en retrait de la grand-route.

La tradition nous rapporte que c'étaient là des fermes-auberges, relais où le fardier prenait attelages de renfort pour la montée de la côte ; postes de secours où le maréchal-ferrant venait referrer les chevaux déchaussés, leur mettre des clous à glace par les gros temps d'hiver ; où le charron réparait un timon, une limonière.

Il en était de même le long de nos rivières navigables. Là, tout à coup, on plein champ, à quelques dizaines de mètres de la rive et du chemin de halage, une grande bâtisse et ses dépenses ; c'était aussi une ferme-auberge, relai, refuge, abri, nous dirions aujourd'hui station-secours. Celle-ci, au bord de 1a rivière, était pour les mariniers et les bêtes qui halaient les bateaux.

Sur 1a route, c'étaient la diligence, les commissionnaires, les rouliers, qui assuraient le transport des personnes et des marchandises. Plus on se rapprochait de la Cité, des grandes foires, des grands marchés, plus étaient denses et conséquentes ces fermes-auberges. Au faubourg et devant les portes de la Ville, elles devenaient de vastes hôtelleries avec dépendances pour remiser l'afflux de marchandises, abriter les chariots, loger les chevaux.

C'est dans les grandes salles communes de ces fermes-auberges que se passaient la plus grande partie des loisirs que laissaient aux voyageurs et transporteurs les relais obligatoires de la route. Là arrivaient et se discutaient les nouvelles de la route, se colportaient les potins de la région. C'était tout un journal parlé qui s'élaborait à la veillée, devant la grande cheminée de la salle commune. Toutes ces auberges logeaient à pied et à cheval, vendaient le picotin d'avoine et la botte de foin, servaient le boire et le manger. On y buvait le vin du coteau, la bière de la brasserie voisine en cruchon ou par canettes ; parfois on rinçait son verre avec du marc de l'année. On n'y tenait pas table d'hôte mais il n'y avait jamais d'heure fixe pour faire une friture, une grillade (1)

(1) Grillade : morceau de porc frais cuit à la poêle.
ou encore une soupe avec fricassée (2) sur braise. Jambons, saucissons et le bacon étaient de toutes saisons, ainsi que cela se comporte en notre Lorraine. Le pochion de lacé (3) et la fricassée étaient de toutes festivités, en tant que plats du terroir. Les différents fromages, angelots, maroilles et autres qu’amenait le commerce étaient en abondance. Et il y avait les produits de la ferme, sur commande.

Les veilles des grands marchés et surtout des foires, l'affluence était intense dans ces auberges ; aux grandes foires cela durait même plusieurs jours. Les uns cherchaient un chargement de retour ; d'autres poursuivaient vers les villes voisines, en quête de nouvelles affaires.

Ces établissements étaient connus sous un nom d'enseigne, d’éphéméride, parfois d'un sobriquet accolé au nom du propriétaire ou d’un tenancier réputé. C'était là un ingénieux commerce pour gagner sa vie en vendant les produits de sa ferme et ensuite ceux du terroir. Nous devons bien reconnaître aujourd'hui que, d'après la tradition, il y avait parmi les contemporains de cette époque une doctrine humaine qui n'écorchait pas le pauvre monde ; si beaucoup de ces tenanciers firent honneur à leurs affaires en tenant bouchon et table ouverte, tout en cultivant leurs lopins de terre, très rares sont ceux qui y gagnèrent suffisamment pour monter à d'autres échelons de l'échelle sociale.

Intercalées entre ces grands relais de la circulation routière et fluviale, se retrouvaient de plus petites auberges dont, aujourd'hui, avec nos esprits critiques et spéculatifs, nous n'arrivons plus à comprendre le choix du site ni les raisons préférentielles de l'endroit.

L'auberge dont je veux vous entretenir est bien de celles-là, postée aussi sur une grand-route impériale, à même le pont massif qui fait franchir à celle-ci un ruisseau. A l'origine, son corps de logis avait pu servir de corps de garde pour les gardiens des écluses qui desservaient les douves de la Maison-forte de Ladonchamps ; cela au temps de l'indépendance mitigée de la République messine.

Depuis, le bâtiment comme le domaine ont eu d'autres destinées. Ce bâtiment de l'écluse, toujours abrité sous les

(2) Fricassée - ragout de volaille, préparé à l’avance et réchauffé.
(3) Pochion de lacé - cochon de lait.
ombrages du parc du château, était devenu auberge. On y tenait bouchon, on servait le boire et le manger à toute heure et on logeait le piéton et les chevaux. Mais en plus, bien en bordure de la grand-route, il avait un jeu de quilles réputé. Cette invite aux passants offrait sous de frais ombrages une occasion de détente, un entraînement à l’adresse, à la vigueur des poignets. Aussi sur ce jeu de quilles bien situé et réputé, les boules roulaient souvent des après-midi entières ; un gamin de la famille nombreuse du tenancier était toujours dispos pour la "resquille". C’est là tout ce qu’à première vue chacun pouvait remarquer. Le tenancier était alors le père Rondin et l’auberge : La Garde de Dieu.

Là, à ce passage de la grand-route que franchissait le ruisseau, aboutissaient plusieurs fossés amenant des côtes, l'excédent des eaux que n'utilisait pas la végétation sylvestre et champêtre. Chacun de ces fossés était doublé d'une sente, utilisée par les gens de la côte, que nous appelions Montagnards. Tous vignerons, ayant en outre une exploitation fruitière, parfois bûcherons. Avec le culte de leurs Bacchantes, des Dryades de leurs vergers, des Sylphes de la forêt, ils se laissaient volontiers entraîner par les Naïades du ruisseau vers cette divine Moselle que chanta avant eux le gallo-romain Ausone dans les palais de la Roma-Germanica de Trèves et plus tard, bien nostalgiquement, en langue d’Oc, dans sa retraite du Sauternois.

Nos Montagnards avaient une ferveur toute spéciale pour les Nymphes et les Ondines de notre rivière. Chez eux, placé sous l’appendice du toit de la cuvellerie, ils avaient tous la gaule et le harnais de pêche, ainsi que le râteau à grenouilles. Derrière la cuve, ou sur le cul du four, à portée, le trident (4). Il avait été forgé consciencieusement par le maître maréchal du village.

Aussi, pour aller à cette Moselle, de tous les hameaux et villages qui vers l'Ouest bordent le Grand Val de Metz, convergeaient parallèlement aux fossés, les sentes et raccourcis. Un trou dans les haies permettait de traverser les voies du chemin de fer et, par les terres, sans avoir rencontré quiconque, on arrivait par les derrières à l'auberge de la Garde de Dieu. Là, dans le ruisseau, au long de l'année, on ne trouvait qu'amorces et menu fretin. Mais, à l’époque de leur saison, les Naïades de la Moselle y faisaient remonter en famille les brochets et ensuite les perches, jusque sous les fenêtres de l'auberge.

(4) Pour harponner les brochets.
Arrivé dans les prés des Grandes Tappes, le ruisseau de La Garde de Dieu s'incurvait vers la gauche, contournait la ferme, ses jardins, ses dépendances, pour se joindre au ruisseau de Norroy, qui avait traversé la grand-route au pont Gervas. Ensemble ils formaient le ruisseau du Fée. Là, de tout temps et en toute saison, commençait la pêche. Dans les trous, les baues (5) de ce fosse, c'est au cope (6) et à la main que 1’on pratiquait. L'encaissement de ce ruisseau et les nombreuses toquées de saules permettaient de s'y dissimuler et d'y cacher engin et butin. Avant d'aboutir dans la Moselle, le ruisseau du Fée, recevait par le fossé du champ Tony les eaux de Semécourt, des Grands Prés de Maizières et du Pré Fétique. Arrivant dans la Moselle, il se jetait en plein contre la digue du chenal et se répandait en partie dans l'étang du Trou Charlotte.
Par contre, si en arrivant dans les prés des Grandes Tappes on prenait sur la droite, par le pré de Joncs, allant encore par la droite vers le fossé des Vieilles Eaux, on tombait en plein dans le royaume des grenouilles. Depuis le canal des Grandes Tappes jusqu'au delà du canal de Franclonchamps, s'étendait leur empire. Celui-ci par le fossé des Vieilles Eaux rejoignait la Moselle, un peu en aval du passage d'Olgy. Il butait juste dans la reprise de la digue du chenal, ce qui faisait dériver ses eaux qui se répandaient dans l’étang du Col ; là finissait aussi le Royaume des grenouilles.

Devant nous se trouvaient les maisons du Passage et le moulin d'Olgy. Une digue en diagonale, située en amont, mettait à la disposition du moulin le courant nécessaire pour son exploitation, ce qui donnait en avant un courant tumultueux, recherché à certaines époques, par différentes espèces de poissons. Par ailleurs, sur la rive gauche, il y avait sur plusieurs centaines de mètres une plage non profonde d'eau tranquille. Endroit de prédilection où, de près et de loin, on venait faire les lessives en rivière et surtout laver les grandes bâches qui servaient à battre les colzas.

Quand, de la Garde de Dieu on prenait à deux cents mètres sur la droite le sentier de La Maxe, on avait le choix d'aller par le fond de ce village joindre la Moselle vis-à-vis les grèves de Malroy ou vers Thury pour aboutir au gué de la ruelle de Chieulle. Là, dans les pierres du gué somnolaient les barbeaux. On remontait le courant vers la Grange aux Dames, jusqu'à la pointe de l'Ile Chambière où aboutissait le ruisseau

(5) Baues - trou profond dans un ruisseau entre deux parcours à fleur de terre
(6) Cope - grand filet demi-circulaire.
de Woippy. Le bras navigable de la Moselle amenait là les détritus et eaux des abattoirs, la poussière des Grands Moulins et autres déchets de la ville, mais surtout les eaux de la Seille.

Donc, sur tout ce parcours, de la Grange aux Dames aux fermes d'Amelange, aboutissaient les ruisseaux qui déversaient les eaux des côtes d'Ouest du Grand Val de Metz. Du pendant Nord du Saint-Quentin jusqu'au versant Sud du Horimont, aux ruisseaux à cours directs s'ajoutait tout un dédale de fossés et de rigoles d’assainissement des terres servant au retrait des eaux des grandes inondations. Voilà ce que tous les jours nos Montagnards surveillaient de devant chez eux ; comment alors ne pas suivre les appels des Naïades pour flirter avec les Ondines de la Moselle sortie de son lit !

Cette longue tendue du parcours de la Moselle était partagée officieusement en différents lots de pêche et affermée par l'Administration à des pécheurs payant patente pour pêcher avec de gros engins. Montés sur nacelles ils travaillaient à fond leurs lots et surveillaient la rivière. Ils n'aimaient pas les teneurs de gaule, et ceux là le leur rendaient bien. Ces fermiers de pêche tentaient toujours d'exercer un contrôle pour appliquer une police de la rivière qui n'était pas uniquement leur fait. Mais il y avait les ruisseaux et les fossés, qui restaient le refuge des petites gens de la pêche. De là on épiait et retournait la rivière, on cherchait à se capter butin et engins et c'était la guerre déclarée sur les rives de la nonchalante Moselle !

En amont, du côté de Metz, jusque vers Malroy, étaient les lots de pêche du tenancier de l'auberge de la Mère Franis qui est coualée (7) tout au bord de l’eau, au milieu des vignes de Chatillon, vis-à-vis de la Grange aux Dames. Le tenancier pêchait alors pour son auberge et pour le marché de Metz. En aval de celui-ci venait le lot d’Olgy qui fut longtemps tenu par la famille Chary, laquelle, en même temps, assurait le passage de la rivière. Plus en aval encore le lot était affermé par le passeur de Hauconcourt.

L'étang du Trou du Col était loué avec la chasse des fermes d'Amelange ; la pêche en était gardée par le garde de cette propriété. Là il était même défendu de pêcher à la ligne.
Dans tous ces confins, selon la saison de l'année et celle du poisson, se passaient des parties de genres différents qui finissaient souvent par des poursuites et des campousseos (8) mouvementées. Pour certains il fallait surtout bien éviter de se faire reconnaître, donc avoir soin de dépister les poursuivants. Ceux de Metz s’enfuyaient donc vers l'aval, dans d'autres lots de pêche ; ceux d’Amelange remontaient vers l'amont.

(7) Coualée - tapie (on se couale dans une haie pour se protéger du vent d'hiver).
(8) Campousse - se dit d’une poursuite qui se termine sans que le poursuivi soit attrapé.
Mais toujours, après le dépistage et la campousse par la sente d’un ruisseau, le recoupement de l’un ou l'autre fossé, on rejoignait la Garde de Dieu. Là se rapportaient les nouvelles et les renseignements, s’entreposaient et se réparaient les engins, se regroupaient les équipes. La route rapportait des foires et marchés ce qu’étaient au jour le jour les occupations, les obligations des gardes pêche, des fermiers de pêche et de la valetaille de ceux-ci.

A courir ainsi les bords de la Moselle, à déambuler les sentes des ruisseaux et fossés de la plaine, les Vieux apprenaient aux jeunes à observer les faits, nuances et reflets de Dame Nature. On y distinguait les progrès de la flore, mais surtout les méfaits de la faune, les crimes de la buse et du faucon, les cruautés de 1a pie-griège (ou pie-grièche), l'habitat et le climat recherché par les cols-verts pour 1’ébat de leurs couvées ; ceux tout différents des sarcelles et des poules d'eau ; surtout 1a migration de toutes ces familles cancanières qui, à la saison, quittaient les solitudes du Nord, et suivant nos rivières, se dirigeaient vers le Sud ; on découvrait les confins choisis par les palombes exténuées pour leur repos d'étape, qui durait plus de 36 heures ; le passage des oies sauvages et souvent, lors du grand envol, l’abandon des sujets trop affaiblis pour continuer le grand voyage migrateur. On connaissait parfaitement les places où s'abreuvaient et se baignaient gracieusement les compagnies de perdreaux, pour ensuite se poudrer coquettement dans les sables fins qu’avaient déposés tout exprès les grandes eaux de la Moselle.

A tant d’allées et de venues, le long des sentes et des ruisseaux, on connaissait chaque arbre, chaque buisson de prunellier, chaque toquée d'aubépine, qui maintenaient les talus des fossés, faisaient limite de chemin. Selon que l'on y remarquait des traces de crottes ou des poils, on reconnaissait le passage de la bête puante, ou d'un renard charbonnier (9) en maraude. Parfois, sur place encore, on trouvait les reliefs sanguinolents, les plumes, les poils de leurs captures. On épiait aussi les passages des capucins qui étourdiment dans la plaine s’ébattaient au cul levé, jusque dans les jambes du passant. De ceux-là, avec un peu d’expérience et de flair, on pouvait recenser les familles par confins particulier.

(9) Renard charbonnier - dans cette région il n'y a que de petits renards à pelage sombre et non pas de grands renards jaunes.
Le zéphyr printanier, le grand vent d'automne, faisaient bouillir le sang dans les veines ; alors, si Pan sifflait dans ses pipeaux et portait à tentation, on devenait fournisseur de collerettes et faux-cols pour le gibier à poil et de plumes. Il ne fallait plus que le tour de main, et un moment choisi pour savoir opérer. Le pêcheur à la ligne se faisait accompagner d'un petit roquet qui se chargeait d'émouvoir suffisamment les capucins pour qu'ils changent brusquement le quartier de leur sieste. Bien souvent ce déplacement brutal d'un endormi était concluant ; tant à l'aller qu'au retour il y avait du parcours et on n'y perdait plus son temps. Du reste poux mettre le fait du délit en sécurité, il n'y avait dans la première partie du trajet de retour que la grand-route à traverser pour être à la Garde de Dieu. Puis on rentrait chez soi par les vignes ou les jardins.

Voilà pourquoi nos gens préféraient suivre dans la boue et la rosée les sentes du ruisseau et les méandres du fossé plutôt que des routes et chemins de communication. Tous ces petits indices réunis devenaient la charte de celui qui avait vraiment le culte de la Terre ; amant de Cérès, il se plaisait à flirter de compagnie avec les Dryades, les Sylphes, les Naïades de notre terroir, sans pour cela oublier les autres Dieux lares, ni les Bacchantes et Vénus dans nos villages ; aussi ces villages étaient-ils alors très habités.

Les jeunes d’alors aimaient se grouper en expéditions locales ; on y allait entre conscrits, par village. Tantôt on choisissait le diurne ou le nocturne pour ce faire, avant ou après avoir été rendre les devoirs à la fenêtre des filles du village. Tantôt en partant de bonne heure, on rentrait pour dailler (10) ou bien on partait seulement après la recenne (11). Il fallait bien qu’une jeunesse virile fasse ses exploits ! Alors elle s'éduquait, se sélectionnait naturellement elle-même, d'après les traditions du terroir.

L’auberge de la Garde de Dieu discrètement postée à l’abri de grands arbres de Ladonchamps, à moitié chemin entre les villages de la Côte et la Moselle était pour tous les jeunes un lieu de rencontre et de rendez-vous. Là était à leur disposition le Journal parlé de ce qui se passait sur la grand-route et sur la Moselle ; par les nombreuses allées et venues, il y avait toujours des nouvelles fraiches pour les amis de la gaule : service de renseignements commentant les parties manquées, les projets à refaire et surtout de bons coups à prévoir pour les aventureux et amateurs du risque. On y croquait la friture que l’on avait eu la chance de prendre ou celle que l’on pouvait toujours s'y procurer. On y noyait aussi

(10) bailler - chanter sous les fenêtres des jeunes filles.
(11) Recenne - souper de la veillée.
dans une chopine la déception d'une campousse ou celle de revenir bredouille. Là, on trouvait toujours et à toute heure abri et feu pour se sécher et se réchauffer par les mauvais temps ; relai pour souffler quand la pêche avait été miraculeuse. Telle était la position hydrographique de cette auberge, au point exact de l’anneau du double éventail d’une circulation qui était le passage favori de la plupart des chevaliers de la gaule partant en expédition. C'était l'histoire de tous les dimanches, et aussi en semaine quand la pluie, le mauvais temps, obligeaient les hommes à quitter les Bacchantes de leurs vignes et les Sylphes de leur chantier au bois.

Si la Garde de Dieu était l’auberge des piétons et par occasion des rouliers de la grand-route, elle était spécialement celle des pêcheurs de la côte, nos Montagnards, qui de jour ou de nuit attrapaient la nostalgie de la Moselle. Il y avait aussi d'autres clients que les pêcheurs de la côte ; les déraillés de la ville venaient pour y faire Saint-Lundi, parfois aussi pour y faire une petite retraite, laisser oublier quelques frasques ou exploits trop saillants pour la sécurité de leur personne. Il y avait donc toujours sur la route, revenant ou repartant vers la ville, quelques uns de l’équipe de l’équipe, soit Tailleboudin, Riandouille, le Grasdouble, Jamaison, Boissansoif, le petit Chopine ou le père Bouteille (12). Et il y avait les badauds et les passants.

La maison du Père Rondin, cette Garde de Dieu de Ladonchamps, était donc bien connue depuis Metz jusqu'à Luxembourg. La mère Rondin, fine "cugenire" avait une renommée de Dame Fricot et comme aide une alerte demoiselle Fricotte. Là on ne se perdait pas dans les simagrées des grandes manières ; on buvait à sa soif et mangeait selon son appétit ; aussi la gaîté et la bonne humeur restaient l’atmosphère de la Maison. On y buvait, pris directement du berrat (13), le vin dont les saisons avaient gratifié les coteaux voisins. Pour la bière, la brasserie était à quinze cents mètres (14). Le nécessaire et l'agréable étant sur place, il n'était pas étonnant que bien des débrayés s'y attardent plus que de raison. On fricotait du premier déjeuner jusqu'à la recenne de la veillée.

(12) La coutume des surnoms était générale dans les villages d’autrefois.
(13) Le Berrat - tonneau non jaugé.
(14) L’ancienne brasserie de Maison-Rouge.
Puis il y avait la fête du domaine de Ladonchamps et du village de Saint-Remy, qui était le grand event de l'année ; cela arrivait le dimanche après la Nativité de Notre Da¬me. Cela se passait en grande pompe. Tous les autres dimanches il y avait messe de binaison à la chapelle du château ; le jour de la fête, la grand’messe paroissiale et les vêpres y étaient célébrées. Le bedeau et les enfants de chœur, les chantres et le lutrin, amenés sur un grand chariot de culture, étaient par la suite les hôtes du château. Le châtelain offrait de la brioche comme pain bénit ; il payait le bal et les autres frais de la fête. Aussi pareille aubaine était-elle courue de toute la région, ainsi que de la ville.

A la Garde de Dieu on avait donc fort à faire pendant deux ou trois jours sinon toute une semaine ; cela ne discontinuait que peu à peu. La brioche (lo aueté) et la tarte au sucre (le chache tote) pour les clients et les amis ; les assiettes de cochon de lait, les fritures, les matelotes alternaient avec des grillades et plats de fricassée pour les amateurs. C'était là, avec les grands jours de foire, les moments les plus chargés de l’année, quoiqu’à cette époque il y eut encore un pèlerinage à la Croix du Calvaire (15).

En ce bon temps que furent pour la France les années qui précédèrent la guerre de 1870, il faisait vraiment bon vivre au Pays messin. Il y avait belle vie en France, même pour ceux qui parfois s’échappaient de la loi du travail. Mais le Prussien, entraînant les Allemands se préparait à venir goûter à la belle et bonne vie française. Leur Bismarck, flirtant régulièrement à Biarritz, en voulait sa part ; pour cela en bon Prussien, il préparait sa guerre. Comme toutes choses, même les meilleures ont une fin. Celle de la belle vie française en Pays messin fut tragique. La guerre, les batailles de la frontière, les combats sous Metz, les deux grandes batailles du Pays-Haut, le repli des populations dans la Cité, l’armée sous Metz et le blocus de celle-ci. Ladonchamps, la Garde de Dieu, étaient aux extrêmes avant-postes, une fois aux uns, une fois aux autres. Les troupiers de Gibon (16) utilisaient les sentes pour patrouiller, les fossés et le ruisseau pour surprendre les Allemands au château de Ladonchamps.

(15) Cette croix existe encore à l’entrée de Ladonchamps.
(16) Le Colonel Gibon, tué aux combats de Ladonchamps, est enterré au cimetière de Woippy.
La reddition de Metz permit de rentrer chez soi, mais dans quel état on le retrouva ! Les soudards s’étaient servis, les allemands avaient « gehaust ». Incendie et bombardement après le combat, pillage par tous les passants, il ne restait qu’à nettoyer les souillures de l'envahisseur.

Quand vint la paix, avec comme conséquence l’annexion, ce fut le grand deuil. Au moment du droit d’option quatorze garçons, jeunes hommes, quittèrent le village de Saint-Remy pour partir en France. Il en était de même dans tous les villages de la région ; il ne restait que les Vieux sur lesquels le conquérant ne pouvait exercer aucun droit. Ceux-là devinrent protestataires, allèrent ou se firent représenter au pèlerinage de Sion où la Croix de Lorraine rompue portait la devise : « Ce n’am po tojôt ». (Ce n’est pas pour toujours)

Tout cela n'empêchait pas le hobereau prussien de venir baronisieren au Pays messin. Le reitre orgueilleux qu’est l’officier prussien venait se promener à cheval jusque au milieu des jardins du château de Ladonchamps. Y croisant les propriétaires, sa morgue de vainqueur ne lui permettait même plus une élémentaire déférence ou le moindre geste de politesse à leur égard. Sur sa cavale balte, tel Wotan, son Dieu de la turpitude guerrière, il passait. Le châtelain, justement froissé, décida de clore autrement que par une haie vive sa propriété privée. Pour ce faire, il fallait fermer l'auberge de la Garde de Dieu et défricher son jeu de quilles qui faisaient saillie dans le parc du Château. Mais le tenancier qui s'était toujours bien accordé de l'état de chose et des lieux ne l'entendait pas ainsi. Si nous sommes bien, tenons-nous y, conseillaient les compères, le restant de la fidèle clientèle d’avant guerre. De plus, le loyer était fort avantageux pour l'aubergiste. Cela consistait en quelques couples de gélines et de chapons, livrés aux époques usuelles de l’année. Et puis on faisait partie de l’équipe des hommes de Ladonchamps et cela était le pain assuré dans le travail, ce qui était alors le gage de pérennité pour une famille. Rien ne se fit donc de bonne grâce. Pour pouvoir entourer de grille la propriété, il fallait démolir l’auberge de la Garde de Dieu et pour cela recourir aux grands moyens. Ce n'est que quand la toiture fut déchargée de ses tuiles que le tenancier, la famille Mangenot-Rondin, déguerpit de la Garde de Dieu pour se réfugier au hameau voisin. Ils s'installèrent à 1’extrémité de Saint-Remy, au carrefour du chemin de Norroy. Ces quelques maisons se désignaient « au Chalet ». Aussi Dame Fricot de la Garde de Dieu finit là ces jours, sous l’appellation vulgaire de « Mère Chalet ».

Après la guerre de 1870 la fête n'eut plus lieu à Ladonchamps au domaine. Quand, après des années, on voulut la rétablir, on essaya de faire un bal en pleine grande route, devant la place de 1'ancienne auberge, puis la fête déménagea pour s'établir à Saint-Remy (). La fête religieuse se tint sans apparat à la chapelle, la fête au pot chez un chacun en famille. Pour le populaire, c'était la fête de Saint-Remy ; celle de Ladonchamps ne fut plus qu'un souvenir.

() Jour de la Nativité, 2ème dimanche de septembre, cela jusque 1953/54.
Certes, les gens continuèrent à passer sur la route et les Montagnards à descendre des côtes pour aller revoir sur la Moselle ce qu’y faisaient les Nymphes, les Naïades et autres Dieux lares de nos foyers lorrains. En passant, nostalgiquement, ils regardaient où fut cette auberge, maintenant démolie, examinant comment prospérait la plantation d’acacias qui devait le plus vite possible unifier cette hachure dans la perspective sylvestre du boisement de la propriété. Ce culte de la Moselle dura encore des années, mais allait s’amenuisant. Ainsi les évènements majeurs, le temps et 1’oubli, effacent des mémoires et de la surface de la terre les us et coutumes paysannes au Pays messin.

Depuis encore, que de progrès. Sur la route, l'automobile, l'autocar, le poids lourd ne connaissent et ne saluent plus personne ; ils foncent droit devant eux, soucieux seulement de vitesse ne laissant derrière eux que poussière, relents, échappements de leurs gaz. Le pêcheur de la côte n'est plus le Montagnard qui aimait la Moselle, les bons endroits de son courant et les coins de ses méandres, par la route avec son vélo, en auto ou en car, il va pêcher n'importe où on le lui permet, et le soir c'est sans chanter qu'il remonte la côte. Et sa femme doit tourner le bouton de la radio pour créer 1’ambiance propice.

Que de bouleversements hydrographiques encore dans la plaine du Grand Val de Metz. Dès 1902 on creusa vingt-neuf hectares de la femme des Grandes Tappes pour avoir les terres nécessaires aux remblais de la nouvelle gare de Metz. Il en fallut beaucoup car le Bahnhof devait être kolossal. C'est pourquoi nous voyons à cent mètres de la grand-route et du pont de la Garde de Dieu, longeant un ruisseau à sec mais qui s’appelle encore toujours ruisseau, une grande étendue d'eau. C'est l’étang-sablière de Saint-Remy. On l'a bien aleviné, mais il se laisse difficilement pêcher à cause de son volume d'eau ; le poisson y est maigre, car il ne trouve pas en cette eau du sous-sol les éléments propices à sa nourriture.

Le pré de Jonc et les Vieilles Eaux en sont assainies, aussi le royaume des grenouilles n'est plus ! Seuls quelques spécimens de l'espèce se montrent encore au printemps et, carême prenant, donnent un échantillon dégustatif de ce que furent jadis les fricassées de grenouilles. Il est vrai que maintenant on n'en a plus guère besoin, tellement les jours blancs du Carême sont réduits.

La ville de Metz a aussi installé ses pomperies tout au long du Grand Val de Metz ; cela commence à Saint-Eloy pour finir à Hauconcourt. D’une multitude de puits, elle tire l'eau nécessaire à ses Services et en revend encore à ses assujettis, ainsi qu'à diverses administrations. C’est par cela que, sans vergogne, elle a mis à sec toutes les fontaines naturelles, les sources et les puits ; elle a donc à plusieurs reprises fait l'affaire des puisatiers et maintenant elle fourni l'eau pour abreuver les vaches de toute la région. Cela coûte cher et on ne sait encore où se stabilisera 1’étiage de ses prix. Le paysan qui a tant vu d'eau dans la plaine, qui a relevé tant de fossés, tiré tant de rigoles, se trouve réduit à subir la soif en rognant ses cailloux. Il est bien devenu le "rogne oueca" (17) du sobriquet par lequel les paysans des coteaux désignaient ceux de la plaine.

(17) Rogne oueca - sobriquet des gens de La Maxe, n'a pas d'équivalent en français. A rapprocher de « tondre un œuf ».
Le bouquet de ces transformations hydrographiques fut la canalisation de la Moselle, sur la rive gauche. Tous nos ruisseaux, fossés et rigoles d’assainissement n'ont plus de contact direct avec la rivière ; l’écoulement s’y fait par siphons, en passant en dessous du canal. Système pour lequel poissons et grenouilles n’ont encore pris ni éducation ni entraînement. Aussi, finie la remontée du poisson en famille quand vient l’époque du frai !

Ajoutons à cela le pont stratégique et sa route qui fait rocade ; sur des myriamètres un talus barre la plaine ; nous comprendrons alors facilement pourquoi les débordements deviennent des catastrophes. Ce n'est plus notre eau qui alimente le cours de la Moselle, mais la Moselle qui nous amène de l'eau. Par la sécheresse, nos bêtes crèvent de soif ; par les inondations elles sont noyées dans leurs écuries.

Malgré vingt-cinq ans d’expérience, malgré les règles à calcul de Camifemo et du Génie militaire, sans oublier celles des Services de la Reichsbahn, on n'a pas encore su rectifier aucune erreur de travaux bâclés. Tel est le résultat de l'arbitraire des administrations vis-à-vis des petites gens du Grand Val de Metz auxquels on a rendu la vie pénible et plus dure en ne tenant aucun compte de leurs avantages naturels, sacrifiés au progrès pour les autres. Dans leurs terres de sable et de cailloux brûlants, ils ne peuvent que produire des pommes de terre, du seigle, des escourgeons, des avoines qui s'échaudent, ou encore y faire mûrir quelques fruits rouges (18).

(18) Fraises, groseilles, framboises.

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La Garde de Dieu, souvenir du bon temps passé, est presque effacée des mémoires. Qui nous rendra la fière et joyeuse vie paysanne d’autrefois ?


Joseph FABERT

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