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LES BOURGEOIS DE METZ au XVe siècle
Intéressante histoire de l'un d'entre eux :
PHILIPPE DE VIGNEULLES


Conférences et lectures, par M.-C. CAILLY, avocat, membre de l’Académie impériale de Metz. Rousseau-Pallez, éditeur, 1867. (Extraits.)

   Au quinzième siècle, la République messine se composait de la ville de Metz et du pays messin qui s'étendait à trois lieues environ autour de la ville.
   Sa souveraineté s'exerçait sur trois sortes de personnes. C'était d'abord sur des vilains que ses lois appelaient « les villons ou bonnes gens des villages », et auxquels nos chroniqueurs donnent le nom de « pauvres des villages ».
Ces villons formaient une population vouée au travail de la terre, qui se composait de serfs et d'hommes libres. Ils ne participaient pas au gouvernement de la cité ; seulement celle-ci les défendait et en échange ils lui payaient des sommes considérables à titre de redevances ordinaires ou de tailles extraordinaires, sans y comprendre les cens, dîmes, corvées, etc., dus au seigneur du lieu.
Cette souveraineté s'exerçait ensuite sur les manants, artisans, laboureurs, marchands et soldats ne faisant plus la guerre, hommes libres ou serfs ayant obtenu la franchise et la liberté par la durée de leur séjour dans la ville. Leur population était à peine comptée dans l'État ; dans certaines circonstances cependant elle s'engageait à le défendre, toujours elle l'enrichissait par son travail et par les impôts qu'elle payait comme tous les autres habitants de la ville. Le séjour des manants dans ses murs, appelé dans les lois du temps demourance ou ménandir, constituait leur seul titre à la protection de la République.
   Enfin le pouvoir souverain de celle-ci s'exerçait encore sur les « Bourgeois ». Cette dernière classe d'habitants se composait de personnes libres, nobles ou roturières, nées dans la ville ou dans sa banlieue, ou de personnes nobles ou roturières ayant acquis le titre de Bourgeois en vertu des lois de la cité.
   Pour obtenir droit de cité ou la bourgerie, un manant, après que sa résidence avait été dûment constatée, devait établir qu'il avait pris femme dans la ville, ou qu'il était de la nation de Metz. Il présentait ensuite une demande d'admission aux magistrats, et si sa requête était admise, il abandonnait le vingtième de ses biens pour l'entretien des murs de la cité. Mais il n'était inscrit sur le rôle de la Bourgeoisie qu'après avoir prêté, la main étendue sur l'autel, le serment solennel dont voici la teneur :
   « Je fais sçavoir et cognissant à tous que, pour le bien et honnour dont la cité de Metz est renommée, j'ay délibéré et conduis, en mon plaisir et de mon plain gré et volenté, de demourer et prenre ma résidence en la Cité de Metz, et de fait je me y suis venus asseoir ; et m'ont ad ce gracieusement recehu pour leur bourgeois les sieurs Maistre-Eschevin et les Trezes Jureis de la dicte Cité, pour et en nom d'icelle. Et pour ce ay promis, jure et promet, en bonne foidz et loialement, ma mains touchant sus l'Autel, et sus mon honnour, que je garderois bonnement et loialement la Bourgerie et toutes les ordonnances statuts et coustumes de la dicte Cité et que jamais contre la dicte Cité ne serois, ne pourchasserois malz, ne dampmaiges, en haut, ne en baix ; et se je sçavoie, ne oyoie dire mal, ne dampmaige, on préjudice de la dicte Cité, ne des habitans d'icelle, je doie annuncier et annunceroie, au plustost que bonnement polroie, au Trezes, ou ans Sept de la guerre ; d'icelle et que jamaix contre la dicte Cité, ne les habitants et paiis et signorie appartenant à ycelle, je ne seroy, ne ne mefferoie, ne ne serois au meffaire, en recoy, ne en appert, en queilconquez manière que ce soit, ou puist estre, à nulz jour maix ; tous malengin en toutes ces choses hors mis et exclus. En tesmoignage de vérité dez choses dessus dictes, etc.... »
   Acte de ce serment était dressé et la lettre scellée, qui contenait la promesse de fidélité faite par le nouveau Bourgeois, était déposée en arche d'aman afin d'y avoir recours si malheureusement il venait à violer sa foi et à encourir les peines terribles dues à la trahison. Ces peines que mérita Jean de Landremont, en 1491, étaient atroces. Placé sur un échafaud, le traître devait être dépecé tout vivant ; ses membres restaient exposés aux portes de la ville et sa tête était plantée sur une pique. »
   D'autres fois le titre de Bourgeois n'était qu'un don gracieux fait à quelque personnage dont la ville avait reçu ou attendait quelque service. C'est ainsi qu'en 1398, Ferry de Bitche, seigneur de Deux-Ponts et de Bitche, recevait avec une pension cette qualité, en reconnaissance de laquelle il s'engageait « à ne rien entreprendre contre la Cité, à l'avertir de tous les dommages qu'il apprendrait devoir lui être faits, en gardant toutefois son honneur, et à donner et fournir des vivres moyennant paiement aux troupes messines, suivant l'ordre qu'il en donnerait aux officiers et lieutenants de ses forteresses. »
   Nobles et roturiers pouvaient donc prétendre à la bourgeoisie messine. Tous par cette qualité étaient mis en la garde de la Cité. Mais les roturiers acquéraient en outre une véritable noblesse, car ils jouissaient de tous les droits qui étaient attribués à celle-ci. Comme Bourgeois de Metz, ils pouvaient en effet posséder fiefs et seigneuries, y juger sans appel, faire grâce, commuer la peine de mort ou toute autre peine encourue dans leurs seigneuries en celle qui leur convenait, et comme vassaux ils ne devaient que la bouche et les mains, c'est-à-dire qu'ils ne devaient au seigneur suzerain aucun paiement pour rachat du fief.
   Mais dans le gouvernement de la Cité ce titre de Bourgeois ne donnait pas à beaucoup près, à ceux qui en étaient investis, le même droit d'intervention dans son gouvernement. Le bourgeois noble ou roturier ne pouvait prétendre à la participation de la puissance publique, si dès sa réception, ou par la suite, il ne se rattachait à l'un des paraiges de la Cité, à ces corps d'élite qui seuls avaient droit d'accorder la Bourgeoisie.

   Mon but n'est pas ici d'étudier quelle était la situation respective des paraiges et des bourgeois, mais simplement de retracer le tableau de la vie journalière de ces derniers, aussi bien dans la cité que dans leurs maisons. Pour le faire d'une manière parfaitement exacte, j'ai sous la main un document très précieux : ce sont les mémoires d'un Bourgeois de Metz à cette époque, Philippe de Vigneulles.
   Avant d'en exhiber les pages les plus suggestives, il me semble utile de résumer les événements remarquables de son existence dans une courte notice. Je reviendrai ensuite, en les commentant par le moyen de sa chronique, sur ceux qui nous intéressent davantage au point de vue de cette esquisse.

   Philippe Gérard naquit à Vigneulles en 1471 ; c'était une époque de grands troubles pour la République de Metz, exposée qu'elle était aux incursions des routiers et du parti bourguignon, ou aux attaques des ducs de Lorraine, les ennemis les plus acharnés de ses libertés. Son père, Jean Gérard, maire du village de Vigneulles, possédait une honnête aisance, en égard aux fortunes de ce temps et à sa position personnelle. Aussi chercha-t-il à donner à son fils une éducation que les circonstances fâcheuses au milieu desquelles on se trouvait vinrent souvent interrompre. Ce fut d'abord à Saint-Martin, près Metz, que Philippe se rendit, puis chez le notaire Jennat, à Metz même, et il revint en 1480, après la mort de sa mère, à Lorry, village tout voisin de Vigneulles. Plus tard il alla au prieuré d'Amenge ; de là chez un prêtre séculier à Saulny, et enfin chez Jennat d'Hannonville, où il devait étudier la procédure.
   Ces fréquents changements de résidence développèrent sans doute chez Philippe ce goût des voyages que sentent en eux-mêmes tous les esprits avides de s'instruire ; aussi, après une altercation assez vive avec son dernier maître, qui le chassa de chez lui de la manière la plus brutale, résolut-il d'entreprendre un voyage et d'augmenter ainsi ses connaissances. Mais pendant longtemps il dut ajourner son projet, faute d'argent et d'un compagnon qui l'eût encouragé. Il accomplit enfin sa résolution, et en 1486, âgé de quatorze à quinze ans, il partit pour Rome, malgré tous les efforts de son père pour le faire renoncer à ses idées. Il eût pu trouver en Suisse l'occasion de se placer avantageusement ; car s'étant arrêté à Genève, chez un chanoine de Saint-Pierre, celui-ci, ravi de son intelligence et de sa facilité, voulait lui faire apprendre l'orfèvrerie, profession fort estimée alors. Mais le désir de conserver son indépendance et de mener à bonne fin son entreprise détourna notre jeune voyageur d'accepter ces propositions. Il résista même aux prières de son père, qui l'avait fait rechercher par son compagnon de voyage revenu à Metz, et il poursuivit sa route vers Rome.
   Philippe commença à servir un héraut d'armes du duc de Calabre, qui l'emmena avec lui à Naples et dans les autres provinces qu'il parcourut. Il s'engagea ensuite chez un homme de guerre ; mais, ennuyé de cette position, il quitta ce dernier maître, non sans quelque difficulté, et prit le parti de revenir en France. Toutefois le retard des navires de transport l'obligea d'entrer au service d'un Napolitain, musicien de la cour, qu'il suivit dans différentes parties du royaume. Enfin, après un séjour de trois ans et demi en Italie, il profita du départ d'un gentilhomme napolitain qui se rendait en qualité d'ambassadeur près du roi de France, pour le suivre jusqu'à Lyon, en conduisant les chevaux de sa suite ; là il s'échappa pour n'être pas obligé d'aller jusqu'à Tours, ce qui l'eût trop détourné de sa route. En peu de jours il regagna la Lorraine, et fit si bien par son intelligence et son adresse qu'il parvint à franchir les passages que gardaient les partisans de Bassompierre, alors en hostilité avec la ville de Metz. Désirant se fixer dans cette ville, Philippe entra chez un marchand nommé Didier Baillat, pour apprendre le métier de drapier et de chaussetier. Il accompagna son patron à Francfort et à Anvers, pour y faire des achats de marchandises, et ils eussent poussé leur voyage jusqu'à Paris s'ils n'en eussent été empêchés par les routiers et les bandits qui rendaient en ce temps les routes fort dangereuses.
   A cette époque sévissait à Metz une épidémie qui avait obligé Jean Gérard de se retirer à la campagne, bien contre le gré de son fils qui semblait pressentir combien ce séjour pourrait leur être funeste. Ce fut donc à Vigneulles que Philippe rejoignit son père au retour de son voyage. Tout d'abord, il voulut aller à Saint-Nicolas-du-Port, près de Nancy, pour accomplir un vœu qu'il avait fait pendant son voyage en Italie ; après quoi il revint à Vigneulles. La nuit qui suivit son retour, l'une des plus froides de l'hiver de 1489, ils furent attaqués, lui et son père, par des hommes d'armes ou plutôt par des voleurs qui voulaient leur extorquer une forte rançon, et traînés, quoique blessés et presque nus, à travers les bois jusqu'au château de Chauvency sur la Meuse, où ils devaient souffrir une affreuse captivité. Ils échouèrent dans une tentative d'évasion ; toutefois le père, à peine guéri des blessures qu'il avait reçues, obtint sa liberté à la condition d'envoyer une somme convenue pour sa rançon, tandis que son fils devait rester en prison comme garant de l'exécution de sa promesse.
   Philippe fut donc retenu malgré les instantes prières de son père, en dépit des démarches les plus actives des magistrats de Metz, en dépit même de l'intervention du duc de Lorraine qui les appuyait ; et ses oppresseurs étant parvenus à le soustraire à toutes les recherches, le malheureux prisonnier ne put recouvrer la liberté qu'en donnant une somme de cinq florins d'or, après avoir subi une réclusion de quatorze mois, pendant lesquels ses bourreaux ne lui épargnèrent aucun tourment physique ni moral. De retour dans sa famille, il rentra chez son patron pour terminer son apprentissage, et, comme les voyages et la souffrance l'avaient singulièrement mûri ; il se prit à désirer de trouver dans son propre foyer le repos et les aises dont il avait tant besoin. En 1494, nous le voyons fixé à Rampol. Lui qui n'avait pas déféré à son père lorsqu'il s'agissait de renoncer à un simple voyage, fit le sacrifice de son attrait personnel dans le choix d'une femme ; et au lieu de Zibeline (Isabelle) Le Sarte, qu'il recherchait, il consentit à épouser Mariette Leloup, que lui proposait son père. Ses affaires furent heureuses, et il était également heureux en ménage ; mais Mariette étant morte l'année suivante, il redemanda Zibeline qui lui fut accordée sans difficulté.
   Depuis ce moment jusqu'en 1507, la vie de Philippe n'est entrecoupée que par de minimes incidents. Zibeline lui donna régulièrement un enfant chaque année : deux graves maladies, résultant sans doute de sa captivité, un voyage annuel à la foire du Landy pour ses affaires, quelques acquisitions, quelques réparations dans sa maison, sans compter un pèlerinage à Toul et à Saint-Nicolas en 1497, en compagnie de sa femme, tels furent les seuls événements de sa vie.
   En 1507, il obtint le premier rang dans sa corporation en exposant un chef-d'œuvre qu'il défia tous ses confrères d'imiter. Il entreprit un nouveau pèlerinage à Notre-Dame de Liance, et fit encore à son retour une maladie très grave ; mais l'année suivante surtout fut pour lui pleine de malheurs. Une épidémie des plus malignes ravagea le pays messin. Philippe perdit d'abord deux enfants âgés de dix et douze ans, puis un apprenti. Sa femme elle-même fut atteinte par la maladie ; elle parvint cependant à s'en tirer ainsi qu'une servante ; mais ses autres enfants furent dispersés ; et de onze personnes, il n'y en eut plus que trois à sa table. Un second apprenti le quitte ; il est obligé de fermer sa boutique et d'aller s'établir à Lessy, pour y attendre la cessation de l'épidémie. Sa sage prévoyance n'obtint pas cependant le résultat qu'il en attendait : il vit encore mourir deux enfants en bas âge ; son père et sa belle-mère tombèrent également malades après avoir perdu deux servantes, de sorte que le pauvre Philippe, pour ne point laisser ses parents seuls et sans secours, dut retourner près d'eux et les soigner de concert avec sa femme ; il eut la douleur de fermer les veux à son père après l'avoir vu languir pendant sept mois. Peu s'en fallut que lui-même ne devînt aveugle. L'année suivante, il eut une rechute qui ne l'empêcha point toutefois d'aller au Landy ; il y recueillit avec soin toutes les nouvelles du temps, pour lesquelles il montre toujours une véritable avidité.
   Nous le voyons en 1510, peut-être pour se distraire de toutes ses pénibles épreuves, entreprendre un nouveau voyage. Revenu du Landy, il alla visiter à Aix-la-Chapelle, à Cologne, à Coblentz, à Duren, etc., les reliques exposées pour le grand Jubilé. Je dis qu'il alla visiter les reliques, car à part son itinéraire qu'il raconte en grand détail, selon sa coutume, il ne décrit absolument rien autre chose dans la relation de cette excursion, qui cependant offre plusieurs circonstances dignes de remarque. En 1512, il fit un pèlerinage à Saint-Claude et visita à cette occasion les salines de Salins.
   A partir de ce moment, la vie de Philippe n'offre plus guère de particularités remarquables ; des pertes, suites inévitables de tout commerce ; des distractions, comme la représentation des mystères dans lesquels il remplit un rôle ; l'inauguration d'une nouvelle paroisse pour laquelle il est nommé roi de la fête ; enfin des mascarades, tels sont les événements les plus saillants de sa vie, dans laquelle cependant la littérature paraît avoir occupé une place très importante, sans que pour cela il ait abandonné son commerce ou négligé ses affaires. C'est ainsi que, en 1515, il met la dernière main à la traduction du Garin le Loherrain, et à son recueil de chroniques, dont il commence la collection bien longtemps auparavant ; et en 1519 il achète des rentes pour plus de mille livres, somme qui, à cette époque, répondait à douze mille francs ou environ. Son bien-être fixa sur lui l'attention de ses concitoyens ; aussi l'administration lui offrit-elle une charge de receveur ou changeur de la ville : c'était une fonction importante et lucrative. Mais notre chroniqueur, qui savait toute la peine qu'il avait eue à amasser toute sa fortune, se souciait fort peu de la hasarder en avançant des sommes considérables pour le service de la cité ; il préféra donc, après y avoir réfléchi, décliner un honneur dangereux et des avantages hypothétiques, et goûter enfin otium cum dignitate. De toute sa famille n'avaient survécu que deux enfants, un fils et une fille : cette dernière, qui était mariée depuis quelques années, lui donna des petits enfants en 1518 et 1520.
   Le récit de ces événements remplit les dernières pages de la partie des écrits de Philippe consacrés à la peinture de sa vie domestique. Quelles furent les occupations ultérieures qui l'empêchèrent de continuer son ouvrage ? Ce fut sans doute le travail de la grande Chronique, dont il ne parle au commencement de son livre que pour en mentionner la partie relative à l'origine fabuleuse de Metz, mais qu'il prolonge jusqu'en 1525, c'est-à-dire cinq ans plus tard que ses Mémoires et presque jusqu'à la fin de sa carrière. Nous n'avons point de données certaines sur l'époque de sa mort ; et bien que d'autres chroniqueurs nous aient parlé de sa captivité, ils ne font plus mention de lui depuis ce moment ; toutefois, de quelques papiers et de quelques arrêtés de comptes qui se sont conservés dans sa famille, et qui remontent presque jusqu'à lui, il résulterait que Philippe figure encore dans un acte de procédure du 1er novembre 1527, et que sa femme Zabeline prend le titre de veuve à partir de 1528. Si l'année commençait au 1er janvier, la date de sa mort se trouverait comprise dans un laps de temps de six semaines ; mais d'après ce que nous dit Philippe lui-même, l'année commençait à Metz le 19 mars, jour de l'élection du Maître-Échevin, ce qui nous laisse un espace de quatre mois pour déterminer d'une manière approximative l'époque de sa mort.

   Cet abrégé de la vie de Philippe de Vigneulles nous fait connaître le bourgeois de Metz dont les Mémoires vont désormais nous occuper.
   Pour les étudier d'une façon régulière, nous rechercherons d'abord, dans la vie du loyal et honnête marchand que nous prenons pour type ce qui constitue les mœurs de la Bourgeoisie messine au quinzième siècle, - non pas de cette Bourgeoisie riche et noble des Paraiges qui puisait par ses rapports avec les cités voisines ou avec les princes et les rois une manière de vivre différente de celle des autres habitants de la ville, - mais de cette Bourgeoisie qui formait le commun de la cité, tous gens de même classe auxquels seulement un degré de fortune différent donnait dans leur ménage une plus ou moins grande aisance. Cette classe moyenne de la société messine, je la crois parfaitement représentée par Philippe de Vigneulles, tel qu'il se dessine devant nous dans ses Mémoires ; car sa famille paternelle, originaire de Lorry près de Metz, et celle de sa mère, originaire de Nauroy, d'où elle était venue s'établir à Vigneulles, se composaient, pour employer ses expressions, « de gens ayant compétemment de biens et de fortune pour avec la peine de leurs corps se gouverner et entretenir. » Ce sont donc des personnes dont le travail manuel est le lot, et qui ne peuvent prétendre à fixer sur elles l'attention publique que quand l'intelligence, l'ordre et l'économie auront agrandi leur position sociale.
   Lorsque nous aurons retrouvé l'idéal des mœurs de cette Bourgeoisie, nous tâcherons de faire un pas de plus, et nous essayerons de pénétrer dans sa pensée, de connaître ses sentiments intimes.

   Du temps de Philippe de Vigneulles les enfants allaient à l'école à peu près comme aujourd'hui. Jean Gérard son père étant maire de Vigneulles (1), c'est-à-dire préposé du seigneur du lieu pour rendre la justice, ce qui lui donnait une sorte de prééminence sur les autres habitants, il voulut donner à son enfant une instruction quelque peu soignée. Aussi en 1474, dès l'âge de trois ans, Philippe fut-il envoyé pour apprendre à lire, près du maître d'école du village. Ce maître d'école est le premier souvenir de jeunesse de notre futur chroniqueur, qui nous en a laissé le portrait le plus original qu'il soit possible d'imaginer. Comme ce portrait est écrit en langue romane, je le traduis en français, ce que je ferai d'ailleurs pour toutes les citations de Philippe de Vigneulles.
   « Ce maître d'école était un aveugle nommé Jean Burtault, qui dès l'âge de trois ans n'avait vu goutte. C'était le plus grand braconnier du pays, chassant cerf et biche, tendant merveilleusement des lacets aux grives et autres oiseaux, fabricant admirablement tous engins de chasse, faisant hottes et paniers, taillant la vigne, cueillant les cerises sur les arbres, à l'église sonnant les cloches et chantant au lutrin, enfin couronnant ces talents par une grande habileté à donner des leçons de lecture aux enfants. »

(1) D'après les auteurs, ces maires de village auraient eu le droit, en certaines régions du moins, « d'avoir la première pinte du vin qui se débitait au village, un jambon de chaque porc qui s'y tuait, et plusieurs autres telles menues coutumes ainsi appelées, parce qu'on a tourné la coutume en droit et la courtoisie en obligation ; et comme dit Bouteiller, que accoustumance est deshéritance. »

   Ce fut sans doute grâce à la multiplicité de ces connaissances, qui ne pouvaient guère profiter à un enfant de l'âge de Philippe, que celui-ci le quitta en 1476 pour entrer comme pensionnaire à l'abbaye de Saint-Martin-devant-Metz et y suivre les leçons de l'école qui y était établie. Philippe resta dans cette école jusqu'à l'âge de huit ans. Sa mère étant morte à cette époque, il fut ramené à Lorry-devant-Metz où il suivit les leçons de l'école du village ; mais en 1482 il fut conduit à Insming par la crainte des loups qui ravageaient le pays en attaquant les enfants et qui en avaient dévoré quatorze en très peu de temps. Pendant une année il demeura dans ce village où il reçut les leçons du prieur, de messire Simon, abbé de Saint-Martin. En 1482, nous le retrouvons à Saulny, pensionnaire chez un prêtre et suivant encore les écoles du village. C'étaient les derniers enseignements classiques qui dussent lui être donnés. L'instruction qu'il acquit ne manque pas, disons-le tout de suite, d'une certaine étendue. Il est probable en effet qu'il connaissait au moins les auteurs latins puisqu'il déclare lui-même dans ses chroniques avoir lu Tite-Live, et qu'Ovide y est même cité en latin.
   Après ses premières études, il fut placé pour apprendre le style, c'est-à-dire la procédure, chez un notaire qui lui infligea un jour une rude correction. Voici son récit dans toute sa naïveté : « Jeannat de Hannonville, l'aman, était un homme si brutal qu'aucun clerc ne pouvait le servir. Ainsi, il cassa la jambe à un jeune homme qui demeurait chez lui avec moi. Par surcroît il avait une domestique allemande plus méchante qu'un diable. Cette fille, quoique je payasse vingt francs pour ma nourriture, enfermait le pain et les autres vivres et me laissait jeûner. Cependant, comme je savais écrire aussi bien que maintenant, j'apprenais très bien la procédure. Mais il arriva qu'un jour je me pris de querelle avec cette servante. Dans sa colère elle voulut me frapper sur la tête avec une pelle à feu. J'empoignais la pelle par le manche, et je voulus lui en donner un coup avec le plat sur la figure. Pour le parer elle se couvrit de son bras, mais malheureusement je l'atteignis à la main avec l'angle de la pelle et je lui fis au poignet une légère écorchure. Elle se mit à pousser des cris et courut chez le barbier se faire panser. Moi, tout troublé de ce bruit et ne sachant quelle contenance tenir, je montais dans notre chambre faire mon lit. Cependant la dame du logis vint bientôt et se mit à me battre bel et bien, croyant apaiser la colère de son mari, ce qui n'empêcha pas que quand il eut entendu les clameurs de la servante, il monta quatre à quatre près de moi, et sans m'entendre me tira brusquement de l'ouverture du dessus de la porte où je m'étais réfugié, me jeta à terre et me foula sous ses pieds. Il voulait me précipiter du haut en bas des escaliers s'il n'en eût été empêché par sa femme. En tout cas, après m'avoir frappé, il me chassa honteusement de chez lui sans s'informer si j'avais tort ou raison. »
   On ne doit pas être surpris que, quittant ce praticien d'une si terrible humeur, le goût des voyages se soit emparé de notre jeune Philippe, désireux sans doute de rencontrer un plus agréable genre de vie. Ce désir de voyager s'éveilla chez lui dans son adolescence d'une façon irrésistible ; il faut qu'il voyage, il faut qu'il voie Rome ! En vain son père s'oppose-t-il à ses désirs, en vain le prive-t-il d'argent ; il lui semble qu'à tout prix il doit partir gagner l'Italie, aller admirer la ville éternelle !
   Ce qui me frappe dans ce voyage entrepris par un enfant de quinze ans, c'est moins le soin qu'il prend de se faire accompagner d'un compatriote qu'il entraîne dans sa téméraire entreprise, ou la suite de traverses qu'il lui faut subir et qui finissent par le forcer, lui et son compagnon, à tendre la main pour vivre et à se louer comme d'humbles domestiques, que la précaution prise par Philippe de Vigneulles de demander, en partant, pardon à son père de la désobéissance qu'il commettait. Quelque incomplète que fût chez lui l'éducation première, l'obéissance filiale qu'il enfreignait cependant et son amour pour son père, le portèrent à lui écrire sur une belle grande feuille de papier de Troie une lettre, dit-il, assez bien faite et bien dictée, tant par rimes et par vers, et si affectueusement écrite que son père ne put retenir ses larmes en la lisant. Je ne sais trop si le style de la lettre fut la cause de ses larmes ; mais je crains bien que l'auteur n'attribue à son œuvre un effet que son départ seul pouvait produire sur un père qui l'avait toujours tendrement aimé et qui, pour sa jeunesse, redoutait le danger de mauvaises compagnies au milieu desquelles il pouvait tomber. Aussi son malheureux père s'empressa-t-il de lui envoyer de l'argent pour revenir, dès qu'il sut où son goût des voyages l'avait conduit. Par un fâcheux hasard, ce secours ne put lui parvenir, et comme un autre Gil-Blas, il continua à servir, à Genève, le chanoine de Saint-Pierre, homme de bien et lieutenant de l'évêque, au service duquel il était dans ce moment. Ce service, tout domestique, qui paraîtrait aujourd'hui singulièrement étrange s'il était accompli par un jeune homme appartenant à une certaine condition sociale, n'avait rien à cette époque qui pût surprendre ; c'était en ce siècle une position facilement acceptée, qu'expliquait la survivance d'idées féodales ; elles faisaient alors considérer les services personnels comme n'étant qu'un mode d'engager sa foi à un maître, qui tenait en quelque sorte la place d'un véritable seigneur. Ce fut même l'exercice de ce droit de seigneurie poussé à l'excès qui engagea notre jeune voyageur à revenir en France. Car ayant gagné Naples après avoir vu Rome, il était entré au service d'un homme d'armes qui le traita bien différemment que ne l'avait fait le chanoine de Genève. Quand il voulait lui réclamer quelque argent ou en obtenir des vêtements, il n'en recevait que de dures paroles, heureux encore s'il n'était pas battu et renvoyé à l'écurie où il n'avait d'autre lit que la litière des chevaux.
Cette habitude de battre ses domestiques était, paraît-il, dans les mœurs et s'est conservée assez longtemps.

   Philippe revint donc en France, s'étant engagé avec un seigneur napolitain à conduire une partie de chevaux que le roi Ferrand d'Aragon envoyait au roi de France. C'est à son retour à Metz, comme on l'a vu dans la notice, que se place dans la vie de notre jeune voyageur l'un de ces épisodes que l'on ne comprend plus guère aujourd'hui, mais qui, au quinzième siècle, était assez fréquent : je veux parler de son enlèvement à Vigneulles et de sa détention dans le château fort de Chauvancy.
   Tout ce qu'on nous rapporte des brigands italiens, espagnols ou grecs, se rencontre dans le récit que notre citoyen fait de sa captivité. Tentative d'évasion de sa part, menaces de mort de la part de ceux qui le détiennent, supplice des ceps, mensonges d'une odieuse cruauté, rien n'y manque, non plus que, l'intervention qui caractérise si bien le siècle, d'un prêtre qui dans une église, mais dans une église seulement, ose braver la rage du châtelain de Chauvancy, furieux de voir que ses ruses, pour cacher son prisonnier, sont inutiles.
   Si je mentionne cet événement, c'est moins, il faut le reconnaître, comme se produisant habituellement dans la vie ordinaire d'un bourgeois que comme un trait de mœurs qui nous permet, en jetant un coup d'œil en arrière, de comprendre le chemin que nous avons parcouru pour arriver à la sécurité dont nous jouissons et pour accomplir les progrès que nous avons faits dans les rapports des diverses classes de la société entre elle. Mais ce qui constitue spécialement un événement de la vie, fût-on même bourgeois, c'est le mariage. Après une réclusion de quatorze mois, Philippe, de retour dans sa famille, termina son apprentissage de garçon drapier et chaussetier. Mûri alors par les voyages et les souffrances, il veut trouver à son foyer le repos et les aises dont il avait tant besoin : et c'est dans cette circonstance, nous l'avons vu, qu'il donne un bien grand exemple d'abnégation, en acceptant la jeune fille que son père lui proposait, au lieu de celle vers laquelle le portait l'inclination de son cœur.
   Il est vrai que le père de cette dernière se montrait exigeant et renvoyait à plus tard le mariage désiré par Philippe. Voici comment il raconte dans ses Mémoires le dénouement des pourparlers qui eurent lieu entre les deux familles. (Philippe de Vigneulles, comme on le remarquera, parle ici de lui à la troisième personne)
   « Le maire Le Sarte avait fait serment de ne pas marier sa fille Zabeline avant Pâques. Or, dans le même temps on parla à mon père de la fille du maire Leloup d'Hagondange. Parmi ceux qui l'en entretinrent se trouvait un marchand de Metz, Jean de Hettange, qui avait épousé la sœur de cette fille et qui était par conséquent gendre du maire de Hagondange. Après plusieurs pourparlers entre le maire de Vigneulles et ce marchand, celui-ci et le maire Leloup lui proposèrent de venir dîner chez lui la veille de la mi-carême. Ce qui fut fait. Le maire de Vigneulles envoya chercher Philippe chez son maître Didier Ballat. La table fut mise et l'on dîna. A la fin du repas, Jean de Hettange se mit à parler du mariage qu'il proposait, car le maire Leloup était allemand et ne savait point le français. Toutefois Philippe comprit bien à leurs paroles qu'ils voulaient tout de suite en arrêter les accords. En effet, son père le tira à part et lui dit que le maire Le Sarte lui avait déjà mis en avant bien des prétextes dilatoires et qu'il pourrait bien refuser encore quand Pâques arriverait ; qu'entre deux selles il se trouverait ainsi à terre. Philippe avait cependant bonne envie de refuser, d'autant plus qu'il ne connaissait pas la fille qui lui était proposée, qu'il ne l'avait jamais vue qu'une seule fois et n'avait jamais été dans son village. Mais s'en rapportant à la volonté de son père, il consentit, et le marché de Philippe et de Mariette, fille du maire Leloup, fut aussitôt conclu. Dès le lendemain, jour de la mi-carême, les fiançailles se firent, et au commencement du mois de mai suivant furent célébrées les noces auxquelles vinrent presque tous les seigneurs de Metz et beaucoup d'autres personnes au nombre de cinq cents, qui toutes furent bien servies, quoique le vin fût alors fort cher parce que les vignes avaient été gelées. »
   Ce mariage rappelle celui que peignait si spirituellement Brondex dans son poème des Brouilles, quand, après le dîner chez Jean Hurlin, le Cornet explique aux deux pères les conditions du marché matrimonial, et, imposant au père du futur l’abandon de tous ses biens, conclut pour le décider à ce qu'il propose par ce singulier conseil, digne des prémisses :

Po t'épagner des maux, po conserver ton bien
T'en ferez l'abandon, ça le meillou moyen.

   Dans nos campagnes nous retrouvons encore ces usages et l'on est souvent surpris d'entendre, comme au XVe siècle, les parents longuement discuter le verre en main sur les tréfonds (Biens délaissés par suite du défaut de paiement de la rente qui les grevait et acquis au créancier après une triple publication.) que possédera le futur, ou sur la chevesse (Robes et joyaux, biens propres de l'épouse.) de la future, rappelant ainsi les vieilles expressions d'une antique et bien oubliée législation messine.
   Cependant ces discussions, au quinzième siècle, n'avaient nullement pour but la rédaction d'un contrat de mariage, car alors on n'en faisait pas. Ce ne fut qu'à partir de 1633, depuis l'établissement du Parlement, que l'usage de dresser un contrat de mariage devint quelque peu fréquent à Metz, et encore cette formalité n'avait-elle lieu qu'entre des personnes d'un rang supérieur.
   Le mariage contracté comme celui de Philippe de Vigneulles est donc, il le dit lui-même, un véritable marché. Fiancé le lendemain du jour de la conversation tenue à table par le maire de Hagondange et par celui de Vigneulles, le mariage fut bientôt célébré et, les noces se firent avec tout le concours d'invités dont parle notre chroniqueur, qui prend soin de faire remarquer que tout le monde fut bien servi quoique cette année le vin ait été fort cher.
   Ainsi qu'on le voit, les bourgeois manants de Metz n'étaient guère comme ces héros de nos romans d'autrefois qui accomplissaient les plus grandes choses et les plus longues sans que l'histoire fît connaître s'ils buvaient ou s'ils mangeaient. Nos bourgeois arrangeaient leurs mariages dans un repas intime, et c'était dans une fête où le vin et la bonne chère n'étaient pas épargnés que se célébraient les noces. Ce point est constant. Or, il est curieux de connaître comment se passait ce petit dîner intime, non pas bien entendu de chercher les mets qu'on pouvait y servir, car ce serait une question d'office sur laquelle le Ménagier de Paris ne laisserait rien à souhaiter, mais bien de savoir quel en était le cérémonial. D'après les recherches que j'ai faites, c'était avec la plus grande simplicité que les choses se passaient.
   Sur une table on étendait une nappe, chaque convive s'asseyait à l'entour, et bien souvent tirait de sa poche le couteau dont il allait se servir. Une cuiller en bois, quelquefois ornée d'un manche d'argent, était placée devant lui. Le maître de la maison apportait, suivant le cas qu'il faisait de ses hôtes, dans une ou plusieurs crucques, espèces de petites cruches en terre de Cologne, le vin qu'il venait de tirer au tonneau, et sa femme apportait ensuite et successivement sur la table, dans une écuelle ou dans de grand plats, les soupes, les brouets ou les viandes découpées, destinés aux convives. Comme personne n'avait d'assiettes, chacun à la ronde, en commençant par le convive le plus qualifié, portait la cuiller au plat si le mets était liquide, ou enlevait adroitement avec la pointe de son couteau, si l'on servait de la viande, un morceau de cette viande qu'il plaçait sur son pain et qu'il découpait en mangeant, comme on dit, son morceau sous le pouce, arrosant ce qu'il avait d'un coup de vin versé dans un verre à boire, ou bien souvent bu à même à la crucque qu'il avait sous la main, ce qui avait fait donner en Lorraine aux habitants de Metz le surnom de Criquelins. Parfois, pour épargner aux convives l'embarras de découper ainsi leur viande, de se salir les doigts que dans ce temps l'on essuyait sans façon à la nappe, des morceaux de viande taillés en languettes, qui dans ce cas recevaient le nom de lesches, étaient placés d'avance sur des tranchoirs ou morceaux de pain plats, de sorte que chaque convive pouvait, en étendant la main jusqu'au plat, se servir facilement sans craindre de laisser tomber le morceau qu'il prenait. Une ou deux lesches au plus formaient à chaque service la part d'un convive. Souvent, quand le repas était nombreux, chaque service se faisait dans des écuelles, sans doute des plats creux en étain, de façon qu'une écuelle placée entre deux convives leur servait conjointement, qu'ils y puisaient à la cuiller si le mets était liquide, ou qu'ils y prenaient les lesches de viande soit avec la main, soit avec le couteau.
   Le service de la table devait cependant un peu varier pour les familles bourgeoises qui jouissaient d'une certaine aisance et se rapprochait sans doute de celui que nous décrit Montaigne dans un voyage qu'il fit en Suisse, en Allemagne et en Italie, quelque temps après la mort de Philippe de Vigneulles. Ce gentilhomme gascon décrit ainsi le repas qu'il faisait à Bâle dans l'hôtellerie où il était descendu, et cette description doit s'appliquer sans doute au repas que faisait la bonne bourgeoisie de la cité messine : « Leur service de table, dit-il, est fort différent du nôtre. Ils ne se servent jamais d'eau à leur vin, et ont quasi raison, car leurs vins sont si petits, que nos gentils-hommes les trouvoient encore plus faibles que ceux de Guascogne fort baptisés, et si ne laissent pas d'être bien délicats. Ils font disner les valets à la table des maistres, ou à une autre table voisine quant et quant eus : car il ne faut qu'un valet à servir une grande table, d'autant que chacun ayant son gobelet ou tasse d'argent en droit sa place, celui qui sert prend garde de remplir ce gobelet aussitost qu'il est vuide, sans le bouger de sa place, y versant de loin à tous un vaisseau d'estain ou de bois, qui a un long bec. Et quant à la viande, ils ne servent que deux ou trois plats au coupon ; ils meslent diverses viandes ensemble bien apprestées et d'une distribution bien esloingnée de la nostre, et les servent par fois les uns sur les autres, par le moyen de certains instruments de fer qui ont de longues jambes. Sur cet instrument il y a un plat et au dessoubs un autre. Leurs tables sont fort larges et rondes, et carrées, si qu'il est mal aysé d'y porter les plats. Ce valet desser ayséement ces plats tout d'un coup, et on sert autres d'eux, jusques à six ou sept tels changements. Car un plat ne se sert jamais que l'autre n'en soit hors ; et quand aux assiettes, comme ils veulent servir le fruit, ils servent au milieu de la table, après que la viande est ostée, un panier ou un grand plat de bois peint, dans lequel panier le plus apparent jete le premier son assiette et puis les autres : car en cela on observe fort le rang d'honneur. Le panier, ce valet l'emporte ayséement, et puis sert tout le fruit en deux plats, comme le reste, pelle mesle, et y meslent volontiers des rifors, comme des poires cuites parmi le rosti. Entre autres choses, ils font grand honneur aux écrevisses, et en servent un plat tousjours couvert par privilège, et se les entreprésentent : ce qu'ils ne font gueire d'autre viande. Tout ce païs en est pourtant plein, et s'en sert à tous les jours, mais ils l'ont en délices. Ils ne donnent point à laver à l'issue et à l'entrée, chacun en va prandre à une petite éguière attachée à un couin de la sale comme ches nos moines. La pluspart servent des assiettes de bois, voire et des pots de bois et autres vesseaux et cela net et blanc, ce qu'il est possible. Autres sur les assiettes de bois y en ajoutent d'étain jusques au dernier service du fruit, ou il n'y en a jamais que de bois. Ils ne servent le bois que par coustume ; car la mesure où ils le servent, ils donnent des gobelets d'argent à boire et en ont une quantité infinie... Les moindres repas sont de trois ou quatre heures pour la longueur de ces services ; et à la vérité ils mangent aussi beaucoup moins hâtivement que nous et plus seinement. »
   L'illustre voyageur gascon qui recevait fort galamment le vin d'honneur que lui envoyait la seigneurie de Ba1e et celle des autres villes où il passait, nous laisse même la description des cheminées où se préparaient ces festins. Leur structure monumentale l'avait frappé et il nous retrace ces vastes cheminées que nous retrouvons encore à Metz dans beaucoup de nos anciennes maisons. Voici la description qu'en donne Montaigne : « La plupart des cheminées, depuis la Lorrenne, ne sont pas à nostre mode ; ils eslevent des foyers au milieu ou au couin d'une cuisine, et amployent quasi toute la largeur de cette cuisine au tuïau de la cheminée. C'est une grande ouverture de la largeur de sept ou huit pas en carré qui se va en aboutissant jusques au haut du logis. Cela leur donne espace de loger en un andret leur grand voile qui chez nous occuperait tant de place en nos tuïeaus, que le passage de la fumée en serait empêché. »
   D'après les descriptions que nous venons de donner des repas au XVe siècle, nous voyons que l'usage de la fourchette était à peu près inconnu de nos aïeux. La fourchette cependant existait déjà, mais elle n'était guère employée que par les rois et les plus grands seigneurs auxquels elle était apportée dans une nef, sorte d'étui ou de boîte qui renfermait leur couvert. On en fit, paraît-il, d'abord usage en Italie, ainsi que le constate un autre passage de Montaigne où il donne la description d'un dîner auquel il assista lorsqu'il était à Rome. C'est un repas offert par un prince de l'Église.
   « Le dernier de décembre (1580) MM. d'Estissac et Montaigne disnarent chez M. le cardinal de Sans, qui observe plus des cerimonies romeines que nul autre françois. Les Benedicité et les Grâces fort longues y furent dites par deus chapelins, s'entrerespondans l'un l'autre à la façon de l'office de l'Église. Pendant son disné, on lisoit en italien une périfrase de l'Évangile du jour. Ils lavarent avec lui et avant et après le repas. On sert à chacun une serviette pour séssuier ; et devant ceus à qui on veut faire un honneur particulier, qui tient le siège à costé ou vis-à-vis du maistre, on sert de grans quarrés d'argent qui portent leur salière, de mesme façon que ceus qu'on sert en France aux grans. Au-dessus de cela, il y a une serviette pliée en quatre ; sur cette serviette le pein, le cousteau, la forchette et le culier. Au-dessus de tout cela, une autre serviette de laquelle il se faut servir et laisser le demeurant en l'estat qu'il est ; car après que vous êtes à table, on vous sert, à costé de ce quarré, une assiette d'arjant ou de terre, de laquelle vous vous servez. De tout ce qui se sert à table, le tranchant en donne sur des assiettes à ceus qui sont assis en ce rang là, qui ne metent point la mein au plat, et ne met-on guierre la mein au plat du mestre. On servit aussi à M. de Montaigne, comme on faisoit ordinairement chés M. l'Ambassadur, quand il y mangeoit, à boire en cette façon : c'est qu'on lui présentoit un bassin d'arjant, sur lequel il y avait un verre avec du vin et une petite bouteille de la mesure de celle où on met d'ancre, pleine d'eau. Il prend le verre de la mein droite, et de la gauche cette bouteille et verse autant qu'il lui plaît de l'eau dans son verre, et puis remet cette bouteille dans le bassin. Quand il boit, celui qui sert, lui présante le dit bassin au-dessous du menton, et lui, remet après son verre dans le dit bassin. Cette cérimonie ne se faict qu'à un ou deux pour le plus au-dessous du maistre. La table fut levée soudein après les grâces et les chaises arrangées tout de suite le long d'un costé de la salle, où M. le Cardinal les fit soir après lui. »
   C'était, comme on le voit, un dîner où toutes les règles de l'étiquette étaient exactement suivies. Mais ces règles étaient évidemment exclues de toutes ces réceptions faites à la suite de noces où plus de cinq cents personnes étaient largement régalées, et où elles ne prenaient sans doute que quelques verres de vin et de la tarte sèche.
   En quittant la noce, la femme avait droit de prendre divers objets de ménage ; elle pouvait emporter la meilleure huche, c'est-à-dire le meilleur coffre pour y mettre ses vêtements, sa chaise avec le coussin le meilleur afin d'en garnir le bois, son pot et sa cuiller à pot, sa nappe, son couvert et son chaudron, puis enfin toutes ses robes et joyaux. Ces joyaux, qui avaient une valeur déterminée par l'atour de mai 1306, consistaient généralement en diadème, en agrafe de mouchoir, en boucles de ceintures et en bagues.
   Philippe de Vigneulles, avons-nous dit, s'était à peine établi marchand en Palrampol qu'une épidémie cruelle vint ravager la ville. Mariette, sa femme, en fut atteinte et mourut neuf mois après son mariage.
   Philippe la regretta, car c'était une bonne femme qui avait facilité ses débuts commerciaux. Mais que pouvait sa tristesse contre la nécessité où il était de surveiller son commerce et de prendre soin de son ménage? Cette pénible situation le fit bientôt songer à se remarier. Il redemanda Isabelle, et cette fois le maire Le Sarte ne fit plus de refus. Le mariage eut lieu à Lessy, le 21 avril 1494. Les noces furent gaies, dit notre conteur, « car chacun étoit joyeux parce qu'il n'y avoit plus de guerre ni mortalité, que les vivres étoient à bon marché et que l'on étoit au printemps où l'on se réjouit volontiers. » Cependant ce ne furent que de petites noces, comparées aux premières.
   Depuis ce moment la fortune continua à sourire à Philippe de Vigneulles qui, quelques mois après son second mariage, vint s'établir au centre de Metz où il tint boutique derrière Saint-Sauveur. Aussi les mémoires de sa vie ne mentionnent-ils plus que les soins qu'il donne au développement de son commerce, soit en augmentant son habitation par les nouvelles acquisitions qu'il fait et qu'il relie à sa maison par des constructions d'un prix considérable, soit en allant régulièrement à la foire du Landy et en évitant avec prudence de rencontrer les ennemis de la cité qui pourraient le priver de la liberté dont, mieux que personne, il connaît la douceur et le prix.
   Mais, dès maintenant, nous pouvons facilement comprendre comment vivaient les bourgeois de Metz dans leurs maisons, ayant boutique voûtée sur la rue et au premier étage, auquel on parvenait par une vis, c'est-à-dire par un escalier en spirale, une grande chambre ornée de l'immense cheminée dont nous avons parlé et meublée de massives chaises de bois recouvertes de coussins, voisine de chambres à coucher garnies de huches à mettre les vêtements, de lits à baldaquins carrés, d'une table, et toutes pavées d'un ciment que sans doute l'on couvrait de paille ou de verdure. Il ne nous reste plus qu'à connaître leur caractère, leur esprit, leurs sentiments ; consultons sur ces points le Ménagier de Paris, étudions encore la biographie de Philippe de Vigneulles et la parfaite connaissance d'un seul nous permettra de juger quels pouvaient être les autres.

   Notre marchand est un honnête bourgeois qui sait le prix de l'argent et qui se donne du mal pour en gagner, comme le prouvent ses voyages à Saint-Denis. Tous les ans il va au Landy, à cette foire si fameuse autrefois que le parlement de Paris et l'Université même prenaient un jour de vacances pour y aller, et qui, avant Louis XI, se tenait à partir du lundi après la saint Barnabé, à deux mille pas environ de l'église Saint-Denis, sur la route de Paris.
   L'on se représente dans ce périlleux voyage les soucis du courageux bourgeois qui s'en va chevauchant par des routes peu sûres, « par pluie, par vent, par neige, par grêle, une fois mouillé, autre fois sec, une fois suant, autre fois tremblant, mal repu, mal chauffé, mal couchié, » et l'on s'associe à son bonheur intime lorsqu'on pense que son retour va le combler des joies du foyer et des soins les plus tendres de sa femme. On comprend qu'il brave alors gaîment les dangers de la route parce que, pour employer les termes du Ménagier, « il est reconforté de l'espérance qu'il a aux soins que sa femme prendra de luy à son retour, aux aises, aux joies et aux plaisirs qu'elle lui fera ; d'estre deschaux à bon feu, d'estre lavé les pieds, avoir chausses et souliers frais ; bien abreuvé, bien servi, bien seignouri ; bien couchié en blancs draps et cueuvre-chiefs blancs, bien couvert de bonnes fourrures. »
   Voilà les soins que notre bourgeois du XVe siècle désirait voir pratiquer envers lui par sa femme, douces prévenances que ne dédaignerait même pas tout bourgeois du siècle présent. Mais en échange il lui rapportait le gain de son travail, de ses heureuses spéculations ; car pour lui il estime comme grande simplesse la générosité de ceux qui, travaillant pour le public, négligent d'en tirer paiement.
   C'est avec cet argent loyalement gagné qu'il se crée une honnête aisance, et lorsqu'il la possède, il s'en sert pour donner ample satisfaction à ses goûts de voyage et de piété. Aussi, en 1507, voyons-nous Philippe de Vigneulles aller, avec sa femme, en pèlerinage à Notre-Dame de Liesse, près de Laon, et revenir à Reims pour la Fête-Dieu y voir la belle procession qui s'y faisait annuellement ; puis l'année suivante, se rendre à l'Église Saint-Sébastien de Dieulouard, près de Pont-à-Mousson. En 1510, il va seul à Notre-Dame d'Aix-la-Chapelle, au grand pardon qui s'y célébrait de sept en sept ans, et visite successivement les reliques de Trèves, de Duren et de Cologne, pour revenir ensuite à Metz en passant par Bonn, Andernach, Mayen, Cochem, Trèves et Sierk. Enfin, deux ans plus tard, il entreprend de faire un pèlerinage à Saint-Claude, dans le Jura, en compagnie de sa femme et de plusieurs parents et parentes, tous hommes et femmes montés à cheval ; car alors il n'existait pas de voitures publiques pour transporter les voyageurs.
   C'est dans ce dernier voyage, à Château-Salins et en visitant les salines de cette ville, que Philippe de Vigneulles nous donne un trait de son humeur joyeuse et même un peu goguenarde. Je lui laisse la parole.
   « Nous entrâmes, dit-il, dans la cour d'une grande maison. Cette cour est très vaste et paraît être celle d'un palais ou d'un couvent. A l'entrée se trouvent dans un pavillon plusieurs officiers, tels que receveurs et contrôleurs des deniers de la Saline. Nous nous présentâmes à l'un d'eux lui demandant de vouloir bien nous montrer l'établissement, car ces employés le montraient très volontiers, moyennant un pourboire qu'on leur met dans la main comme à des domestiques. Cet employé nous dit qu'il allait nous le faire voir le mieux qu'il le pourrait : Venez, ajouta-t-il, suivez-moi, et nous commencerons par le commencement. Il se fit apporter un gros trousseau de clefs et ouvrit une porte par laquelle il se mit à descendre. Il nous fit tous descendre derrière lui l'escalier qui devait s'enfoncer bien profondément, car la ville bâtie dans un lieu désert est assise dans un bas-fond d'une grande profondeur. Il nous semblait au reste nous trouver dans un lieu bien étrange, car il y faisait bien froid. Cependant, quand nous fûmes au pied de l'escalier nous nous trouvâmes dans une belle grande cave voûtée où l'on aurait pu mettre plus de quatre cents queues de vin et qui était soutenue comme une église par de superbes piliers. Le receveur avait mis la chandelle dans une lanterne et nous montrait dans un angle de cette cave les sources d'où coulent tant de richesses, car il nous dit que la sœur de l'empereur, Madame Marguerite de Flandre, percevait tous les ans sur ces sources plus de quatorze mille écus, et que le prince d'Orange touchait également la même somme, non compris tout ce qu'elles rapportaient encore. Car, ainsi que nous le dit cet officier, plus de onze ou douze cents personnes vivent sur leur produit, en remplissant à la saline diverses fonctions, non compris les marchands de sel qui, dans le pays, gagnent leur vie en le revendant, et encore faut-il payer le bois, l'entretien des chaudières et mille autres dépenses que je ne compte pas. Les sources qui coulent dans un coin de la cave sont toutes dans un treillis de bois, comme une espèce de chapelle. À travers ce treillis l'on voit plusieurs petits ruisselets d'eau sortant d'une roche et courant dans de petites rainures faites à la main dans le roc. Au milieu de ces ruisseaux l'on voit sourdre une eau large d'un pas environ qui bouillonne comme font ces sources qui jaillissent de terre en entraînant dans leurs bouillons le gravier. Cette eau s'écoule par un petit caniveau entaillé dans le roc comme les autres, mais il suit une autre direction. Car malgré que ces ruisseaux ou sources se joignent presque et coulent les unes près des autres, il y a dans leurs eaux une grande différence. Les unes sont salées, les autres ne le sont pas, ce qui explique pourquoi elles sont ainsi séparées. L'officier qui nous conduisait et qui nous montrait ces sources à travers le treillage nous ayant demandé si nous pourrions distinguer parmi ces sources celles qui étaient salées de celles qui ne l'étaient pas, nous lui répondîmes que non. Alors il nous fit accroire que l'eau salée était la douce, et, ouvrant la porte du treillage, il nous fit pénétrer près des sources. S'étant fait apporter un beau verre, il puisa dans la fontaine d'eau salée, disant que c'était de l'eau douce, et présenta à boire aux femmes qui se firent prier en s'offrant par honneur le verre. Aucune ne voulant boire la première, l'employé me présenta donc le verre, que j'acceptais ; et sans faire semblant de rien, je bus un petit coup de cette eau. Le verre fut alors offert à la femme de Jaicomin, mon beau-frère, qui, dés qu'elle en eut senti le goût, fit la plus terrible grimace que j'aie jamais vue, et se mit à cracher tout ce qu'elle avait avalé, car il n'y a rien de plus amer que cette eau. Aussi, quand on sut ce qui lui était arrivé, tout le monde se mit-il à rire, et l'officier de son côté me donna-t-il l'assurance que j'étais passé maître puisque j'avais pu conserver mon sang-froid. « Et cependant, dit-il, je ne vous ai pas trompé en vous disant que c'était de l'eau douce, car grâce à tout le bien qu'elle nous fait, elle ne peut qu'être ainsi pour nous, tandis que l'autre nous est bien amère, car pour éviter qu'elle ne se mêle avec la salée, il nous faut chaque année dépenser plus de cinquante écus pour la détourner, la vider et la faire sortir d'ici à l'aide de conduits et de machines comme vous allez le voir. »
   C'est là une plaisanterie du temps passé qui nous mêle, en quelque sorte, à la société bourgeoise d'autrefois et qui nous explique comment, en dehors des affaires publiques, le gai compagnon de voyage admire avec une sorte de plaisir l'habileté de Jean Mangin, le couturier de derrière Saint-Sauveur, beau-frère de Hannès de Ranconval, le maçon du clocher de la Mutte, qui, poursuivi pour un gros crime et sur le point d'être arrêté dans l'église Notre-Dame des Carmes où il était en refuge, ne trouve d'autre moyen pour échapper à la justice que de se travestir et de sortir par la porte du Pontiffroy, portant sur sa tête un petit cuveau rempli de linge mouillé, avec son battoir sur ce linge, comme s'il allait le laver à la rivière.
   Mais où l'on retrouve bien l'honnête bourgeois du temps, c'est dans cette admiration sans réserve que Philippe de Vigneulles accorde, soit aux tours d'acrobates picards et italiens, soit aux danses de deux gros ours conduits par des Hongrois, et aux tours de souplesse de leurs maîtres.
   La bourgeoisie cependant partageait avec le patriciat messin des plaisirs d'un genre plus relevé. Le goût du théâtre s'était alors tellement répandu, que nous trouvons nombre de mystères représentés alors à Metz. Ainsi, en 1437, l'on représentait la Passion avec tant d'entrain que le chapelain de Marange, qui remplissait le rôle de Judas, se pendit tellement bien qu'il faillit y perdre la vie.
   En 1485, sur la place de Chambre était représenté, pendant trois jours de suite, le Jeu de Madame sainte Barbe, qui attirait tant de spectateurs que les places étaient retenues dès quatre heures du matin. L'année suivante, pendant les fêtes de la Pentecôte, c'était le Mystère de la vie et de la passion de sainte Catherine du mont Sinaï qui provoquait l'enthousiasme populaire.
   L'admiration de notre chroniqueur était acquise à ces représentations auxquelles il s'associait même comme acteur, car nous le trouvons, en 1512, jouant le rôle d'Egeus dans le Jeu d'Esther et d'Assuérus.
   S'il faut en croire nos chroniques, toutes les pièces du temps, telles que le Jeu de Griselidis, de Corrigier le Magnificat, de saint Laurent, du Miracle de saint Michel archange, de sainte Catherine de Sienne, de saint Nicolas de Bari et de la Fausse langue, furent universellement acclamées par la population.
   Mais où l'on voit le bonheur tout paternel de notre chroniqueur, c'est dans le récit qu'il fait des plaisirs qu'il procure à ses enfants, en temps de carnaval, en les associant aux magnifiques cavalcades de la noblesse ou des artisans messins.
   « En ce temps, dit-il, je fis mettre sur un chariot tout couvert et bien décoré plusieurs petits enfants habillés richement comme des princes. Chacun était au mieux pour jouer son personnage. Le chariot était complètement fermé et n'avait qu'un petit guichet qui permettait d'y entrer ou d'en sortir. Il était à quatre roues, mais bas, et portait une espèce de donjon. Pour qu'on ne le dérangeât pas, huit ou dix petits bonshommes déguisés et armés l'entouraient en marchand à pied. Or, le 8 février (1511), comme le temps était sûr et magnifique, le chariot fut attelé d'un bon cheval et conduit par la ville. Chacun courait pour voir ce qu'il y avait dedans et quand on arrivait à quelque carrefour, nos petits braves faisaient faire place pour laisser jouer les enfants. Alors, au son du tambourin, l'on voyait d'abord sortir de la tour un fou qui, par ses grimaces, donnait à rire à la foule. Ce fou était attaché par un ruban qui le retenait comme une bride à l'aide de laquelle il attirait à lui un bien gentil petit garçon très richement habillé. Puis venait une mauresque, tenue par ce ruban passant, pour tous les personnages, à travers des anneaux de rideaux. Après cette jeune mauresque venait son frère, un bon gros garçon ; puis à leur suite venait un petit fou très joliment habillé ; c'était mon petit garçon à moi, qui écris ceci. Enfin il était suivi de sa sœur, qui portait le costume d'une déesse et se nommait dans son rôle, Dame Jeunesse. Elle venait la dernière parce qu'elle tenait le bout du ruban auquel étaient liés tous les autres enfants, ce qui voulait dire que dame Jeunesse les tenait tous dans ses lacs. Et pour bien faire comprendre ce que tout cela signifiait, les enfants distribuaient aux spectateurs, en dansant, des devises de ma composition, parmi lesquelles il y en avait deux données, l'une par Dame Jeunesse, ainsi conçue :

Je suis nommée Dame Jonnesse
Qui de chascun suis désirée.
Mais quand l'homme choit en vieillesse,
Toutte sa joie en est volée.

l'autre, par le petit fou, qui portait ce quatrain :

Dame Jonnesse tient en ses lacs
Maints follets sans qu'on la voye ;
Quant elle a fait tous ses esbatz
Sans mot sonner, s'en va sa voye.

   Chaque personnage ayant ainsi distribué la devise qui le concernait, on rentrait dans le chariot, puis le tambourin jouait une morisque, et le fou sortait en dansant et en faisant des poses suivant son caractère. Tous les autres enfants dansaient si bien et avec tant de gentillesse que chacun applaudissait et s'amusait à les voir.
   Quand la moitié de leur morisque était dansée, l'on s'arrêtait et chacun rentrait ; seul le petit fou restait et débitait une tirade de soixante vers environ, d'un ton à faire mourir de rire. Ce petit enfant parlait avec tant de grâce et sans se tromper d'un seul mot, que tout le monde en était émerveillé et satisfait. Dès qu'il avait fini on recommençait la danse ; et dès qu'elle était terminée, les petits danseurs rentraient dans la tour et le tambourin suisse battant, l'on allait à un autre endroit recommencer la même plaisanterie. »
   Il ne faut pas croire cependant que la gaîté fût le fond du caractère bourgeois. Ce n'était souvent qu'un moyen employé par lui pour dissiper les tristes appréhensions causées par les maladies pestilentielles qui ravageaient le pays, par les malheurs des guerres incessantes de la cité contre les Lorrains, ou par la gravité des affaires publiques ou privées. Dans sa maison, le bourgeois aimait l'ordre, le respect et l'obéissance de tous envers le maître du logis.
   L'ordre, c'était la femme qui devait l'y faire régner. Aussi, dit le Ménagier, « à son lever doit-elle aller à l'église, y rester, illec ouïre messe, se confesser, se mettre et tenir en la grâce de Dieu. » Puis après, elle doit penser à ce qu'elle a à faire, à ses enfants et à ses biens ; « réfléchir aux personnes qui peuvent l'aider dans ses devoirs, aux soins dont elle les chargera, les faire chercher et les faire embesongner aux frais et dépens de son mari. » Si elle emploie des gens de peine, elle doit marchander (Faire accord) avec eux avant qu'ils ne mettent la main à la besogne, car le plus souvent ils ne veulent marchander, mais se veulent bouter en la besoigne sans marchié faire, et doulcement dient : « Ce n'est rien, il ny a que faire ; vous me paierez bien et de ce que vous vouldrez je seray content ; » et quand ce sera fait ils diront : « Oh ! il y avait plus à faire que je ne cuidoie, il y avoit à faire cecy et cela, et d'amont et d'aval ; et ne se vouldront païen et crieront laides parolles et villaines. »
   Mais si elle emploie des ouvriers pour un temps plus ou moins long, tels que charrons, vignerons, laboureurs, couturières, etc., elle doit toujours, en faisant prix d'avance, choisir gens honnêtes et paisibles, car c'est le proverbe : Qui a à faire à bonnes gens se repose, et lorsque l'ouvrage est fait, payer sans attendre (Conseil aussi excellent au XXe siècle qu'au XVe.) et sans se rapporter à sa mémoire, « car les créditeurs cuident toujours plus et les débiteurs moins et de ce naissent débas, haines et laids reprouches. »
   Mais quant aux domestiques, afin qu'ils lui obéissent mieux, le mari lui en laisse la seignorie et autorité. Elle doit les choisir elle-même et ne les prendre que quand elle sait « où ils ont demeuré, combien de temps ils ont demeuré, quel service ils faisoient et sçavent faire, de quel païs et gens ils sont, leurs conditions sur le trop parler et le trop boire, et tenir bonne note de tous les renseignements obtenus. »
   Et lorsqu'ils sont à son service, c'est à elle « qu'il appartient de les tenir en sa subjection et obéissance ; les endoctriner, corrigier et chastier et pour ce leur défendre à faire excès de gloutonnie de vie tellement qu'ils en vaillent pis.... Puis elle doit embesongner les uns de ses gens aux choses et besongne qui leur sont propres ; et aux heures pertinentes les faire seoir à table, et les admonester de manger fort et bien, sans reposer sur leur viande ou arrester ou accouster à table ou sinon les faire lever aussitôt ; car comme disent les gens du commun : quant varlet prêche à table et cheval paist en gué, il est temps qu'on l'en oste, que assez y a esté. » S'ils sont malades, elle doit les visiter, les soigner et leur donner ainsi l'exemple des vertus dont elle exige d'eux l'accomplissement.
   Tels sont les traits principaux des devoirs de la bonne bourgoise, tels qu'on les entendait au XVe siècle ; mais ce que lui recommande surtout le Ménagier, « c'est qu'elle soit humble et obéissante à son mari, et ce par suite de l'affection qu'elle doit lui porter, car les femmes à qui Dieu a donné sens naturel et tout raisonnable, doivent avoir à leurs maris parfaicte et solennelle amour. Aussi, ajoute-t-il, garde soy une femme, comment ne à qui elle sera mariée, car quiconques, povre ou petit qu'il ait esté par avant, toutesvoies pour le temps à venir depuis le mariage, doit-il estre et est souverain et qui peut tout multiplier ou tout descroître. Et pour ce vous devez plus en mary penser à la condition que à l'avoir, car vous ne le pourrez après changer, et quand vous l'aurez prins, si le tenez à amour et amez et obéissez humblement.... »    Pour donner à sa femme le moyen d'accomplir sûrement tous ses devoirs, le bourgeois ne lui offre qu'un moyen, c'est de se replacer le soir, comme elle l'a fait le matin, sous la main de Dieu. « Je vous conseille, lui dit-il, que incontinent et toutes œuvres laissées, vous vous désistez de boire ou mangiez à nuit ou vespre, se très petit non, et vous ostez de toutes pensées terriennes et mondaines et vous mettez et tenez alant et venant en un lieu secret, solitaire et loing de gens et ne pensez à riens fors à demain bien matin oïr votre messe..., afin de ne mie penser ès choses temporelles, mais à Dieu proprement, seulement et mueurent et à lui prier dévotement. » (Combien de maris seraient plus heureux si les femmes de notre temps prenaient pour elle un règlement aussi sage !)

   Une piété sincère et dévouée était, en effet, le cachet principal du caractère du bourgeois messin au XVe siècle et il trouvait dans ce sentiment une résignation touchante aux malheurs qui l'affligeaient. C'est ainsi que Philippe de Vigneulles puisait dans la religion un adoucissement aux chagrins et aux douleurs de sa captivité, à la mort de sa femme et à celle de ses enfants, de son père et de ses autres parents. Il exigeait que tout le monde chez lui eût le même respect que lui-même pour le Dieu qui faisait sa force et sa consolation. Les Messins d'alors donnaient un bel exemple de cet esprit profondément religieux ; aussi l'empereur Charles IV, de passage à Rome, pouvait-il dire au Pape avec vérité : « J'ay esté en plusieurs cités et en plusieurs villes, ne jamais ne vis cité ne ville où la clergie fissent guaire plus beau service nez qu'ils font à Mets. Et quant au regard des bourgeois ne de la Commune, je n'y vis oncque que tous biens et toutte honneur et révérence, et sont gens fort obéyssans à leur souverain et servant dévotement Dieu, notre Seigneur, comme il me semble. »

M.-C. CAILLY

Le Bourgeois de Metz au XVe siècle, Philippe de Vigneulles. Conférences et lectures, par M.-C. CAILLY, avocat, membre de l’Académie impériale de Metz. Rousseau-Pallez, éditeur, 1867. (Extraits.)

Extrait de : METZ A TRAVERS LES SIECLES, ses gloires, ses malheurs, ses espérances. Lille, Maison Saint-Joseph, Grammont (Belgique) Œuvre de Saint-Charles Borromée. Pages 67-104. (sans date)

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