| Retour chapitre page précédente |

L'AUSTRASIE
REVUE DE METZ ET DE LORRAINE
1867
(Archives départementales de la Moselle)

LE BOURGEOIS DE METZ AU XVe SIÈCLE
PHILIPPE DE VIGNEULLE 1
(Pages 106 à 128)
______________

Le sujet de l'entretien que je me propose d'avoir avec vous doit concerner le Bourgeois de Metz au quinzième siècle.
En réfléchissant au titre de cette étude, je n'ai pu, je l'avoue, m'empêcher d'éprouver quelqu'appréhension. N'y avait-il pas en effet témérité de ma part à venir en plein dix-neuvième siècle évoquer le souvenir des Bourgeois du temps passé ? Un bourgeois ! mais ce nom ne rappelle-t-il pas aussitôt à la pensée une foule de travers, de ridicules et, je ne sais même, quelque chose de vulgaire. N'aperçoit-on pas aussitôt ce personnage que l'immortel auteur du Bourgeois gentilhomme peignait avec tant de verve et de malice dans l'une de ses plus vives comédies. L'esprit à ce souvenir, par cette évolution rapide que fait naître l'aiguillon d'une plaisanterie mordante, parcourt aussitôt toutes les faces étranges, burlesques mêmes de ce sujet frappé du cachet du ridicule, et nous ramène bientôt à ces tristes Bourgeois de Molinchard qui, par le récit de leurs ennuis, ont pu distraire quelques-unes de vos soirées. Ainsi nous ne nous rappelons plus que d'une chose, c'est que parmi nous la qualité de Bourgeois ne s'applique qu'à ce qui parait à nos yeux, vulgaire, bas ou ridicule.

1 Conférences faites à l'hôtel de ville de Metz, le 20 février et le 5 avril 1867.

Toutes ces pensées, et beaucoup d'autres sans doute, ont dû se presser dans votre esprit. Mais qu'en conclure ? C'est que le siècle actuel a hérité du langage du siècle dernier. Dans le siècle passé, quand la noblesse voyait disparaître peu à peu ses privilèges ainsi que les faveurs qui seules survivaient à ses anciens droits, elle voulut en quelque sorte se venger de cette classe de la société qui s'élevait jusqu'à elle, et les beaux esprits, les gens du bel air, comme on disait alors, ne trouvèrent rien de mieux que de raviver contre cette bourgeoisie, au milieu de laquelle ils allaient bientôt se perdre, cette mordante ironie dont les avait armés le génie d'un comédien roturier que leurs pères, à la cour du grand Roi, avaient jadis cru pouvoir humilier de leurs impudents dédains.
Depuis ce temps la qualité de Bourgeois devint une sorte de barrière opposée à tout ce qui semblait s'élever au-dessus de la roture, barrière impuissante pour arrêter ce qui était grand ou généreux, mais qui abaissait justement ces esprits faux, ces hommes téméraires, qui follement oubliaient le rang de la société qui les avaient vu naître ou qui reniaient, avec je ne sais quelle lâche complaisance, le nom loyal et honnête qu'avait porté leur père. Le titre de Bourgeois fut alors une honte pour de tels gens, comme il le sera encore dans l'avenir.
Ces souvenirs cependant n'atteignent en aucune façon le titre que j'ai choisi, et si je n'ai pas craint de les évoquer, c'est qu'ils ne peuvent trouver place dans l'étude qui doit nous occuper. Je m'adresse à une société toute messine, et en indiquant le siècle où je me place, elle sait déjà que je ne veux parler ici que d'un temps où notre cité présentait le spectacle de citoyens fiers de leur courage, de leurs fortes institutions, de leur indépendance ; qui se faisaient respecter aussi bien des Lorrains, des Bourguignons, que de la France elle-même ; elle sait qu'en parlant d'un Bourgeois de Metz au quinzième siècle, je fais appel au souvenir le plus honorable, au titre le plus noble dont s'enorgueillissaient nos aïeux.
En cherchant donc quel était en ce siècle un Bourgeois messin, je n'ai qu'un désir, celui de faire connaître quelle était dans la cité, quelle était dans sa maison la vie d'un de ces hommes, d'une race si vaillante et si forte qui avait su donner à ses enfants des droits et un pouvoir qui dans nos murs formaient un lien d'égalité entre toutes les familles toujours prêtes à verser sans réserve leur sang pour la défendre.
Commençons donc notre étude et examinons le rôle d'un Bourgeois dans les institutions de la cité.

I

Au quinzième siècle, la République messine se composait de la ville de Metz et du pays messin qui s'étendait à trois lieues environ autour de la ville1.
Sa souveraineté s'exerçait sur trois sortes de personnes. C'était d'abord sur des vilains2 que ses lois appelaient les villons ou bonnes gens des villages, et auxquels nos chroniqueurs donnent le nom de pauvres gens des villages.
Ces villons formaient une population vouée au travail de la terre, qui se composait de serfs et d'hommes libres. Ils ne participaient pas au gouvernement de la cité, seulement celle-ci les défendait et en échange ils lui payaient des sommes considérables à titre de redevances ordinaires ou de tailles extraordinaires sans y comprendre les cens, dîmes, corvées, etc., dus au seigneur du lieu.

1 Atour de 1394 (Histoire bénédictine de Metz, Preuves, t. IV, page 446).
2 Voyez Les Paraiges messins, par H. Klipffel, 1863, page 191.


C’était ensuite sur les manants1, artisans, laboureurs, marchands et soldats ne faisant plus la guerre, hommes libres ou serfs ayant obtenu la franchise et la liberté par la durée de leur séjour dans la ville ; classe à peine comptée dans l'état que dans certaines circonstances cependant elle s'engageait à défendre2, mais que toujours elle enrichissait par son travail et par les impôts qu'elle payait comme tous les autres habitants de la ville. Le séjour des manants dans ses murs, appelé dans les lois du temps demourance on ménandie, constituait leur seul titre à la protection de la République.
Enfin le pouvoir souverain de celle-ci s'exerçait encore sur les Bourgeois.
Cette classe se composait de personnes libres, nobles ou roturières, nées dans la ville ou dans sa banlieue, ou de personnes nobles ou roturières ayant acquis le titre de Bourgeois en vertu des lois de la cité3.
Pour obtenir droit de cité ou la bourgerie, un manant, après que sa résidence avait été dûment constatée, devait établir qu'il avait pris femme dans la ville, ou qu'il était de la nation de Metz. Il présentait ensuite une demande d'admission aux magistrats, et si sa requête était admise il abandonnait le vingtième de ses biens pour l'entretien des murs de la cité. Mais il n'était inscrit sur le rôle de la Bourgeoisie qu'après avoir prêté, la main étendue sur l'autel, le serment solennel dont voici la teneur4:

1 Voir traité de paix de l'an 1380, entre Jehan de Mirabel et la ville de Metz. Maison de Raigecourt, préface page lvij.
2 Voir la formule de ce serment. Bén.., t. V, page 300 en note.
3 Atours du 18 juillet 1317, Bén. Preuv., tome III, page 329, et de 1434. Bén. Preuv. tome V, page 299.
4 Voir la formule d'un autre serment de Bourgeoisie, Bén. Preuv., tome III, page 329 note.


Je fais sçavoir et cognissant à tous que, pour le bien et honnour dont la Cité de Metz est renommée, j'ay délibéré et concluis, en mon plaisir et de mon plain gré et volenté, de demourer et prenre ma résidence en la Cité de Mets, et de fait je me y suis venus asseoir ; et m'ont ad ce gracieusement recehu pour leur bourgeois les sieurs Maistre-Eschevin et les Trezes Jureis de la dicte Cité, pour et en nom d'icelle. Et pour ce ay promis, jure et promet, en bonne foidz et loialment, ma mains touchant sus l'Autel, et sus mon honnour, que je garderais bonnement et loialement la Bourgerie et toutes les ordonnances statuts et coustumes de la dicte Cité et que jamaix contre la dicte Cité ne serais, ne pourchasserais malz, ne dampmaiges, en hault, ne en baix ; et se je sçavoie, ne oyoie dire mal, ne dampmaige, on prejudice de la dicte Cité, ne des habitans d'icelle, je doie annuncier et annunceroie, au plustost que bonnement polroie, au Treses, ou aus Sept de la guerre ; d'icelle et que jamaix contre la dicte Cité, ne les habitants et paiis et signorie appartenant à ycelle, je ne seray, ne ne mefferait, ne ne serais au meffaire, en recoy, ne en appert, en queilconquez manière que ce soit, ou puist estre, à nulz jour maix ; tous malengin en toutes ces choses hors mis et exclus. En tesmoignage de vérité dez choses dessus dictes, etc....
Acte de ce serment était dressé et la lettre scellée, qui contenait la promesse de fidélité faite par le nouveau Bourgeois, était déposée en arche d'aman afin d'y avoir recours si malheureusement il venait à violer sa foi et à encourir les peines terribles dues à la trahison. Ces peines que mérita Jean de Landremont, en 1491, étaient atroces1. Placé sur un échafaud, le traître devait, étant tout vivant, avoir le corps ouvert. Son cœur arraché de sa poitrine était ensuite offert à ses regards expirants, et ses membres coupés par quartiers restaient exposés aux portes de la ville tandis que sa tête, plantée sur une pique, était offerte à la vue du peuple là où la trahison devait s'accomplir.

1 Voir Mémoire de Philippe de Vigneulles, par H. Michelant (1852), pages 114 et s. 386 et s., et Dumont, Justice criminelle des Trois-Évêchés, Nancy, (1848), t. II, page 333.

D'autres fois le titre de Bourgeois n'était qu'un don gracieux fait à quelque personnage dont la ville avait reçu ou attendait quelque service1. C'est ainsi qu'en 1398, Ferry de Bitche, seigneur de Deux-Ponts et de Bitche, recevait avec une pension cette qualité, en reconnaissance de laquelle il s'engageait à ne rien entreprendre contre la Cité, à l'avertir de tous les dommages qu'il apprendrait devoir lui être faits, en gardant toutefois son honneur, et à donner et à fournir des vivres moyennant paiement aux troupes messines, suivant l'ordre qu'il en donnera aux officiers et lieutenants de ses forteresses.
Nobles et roturiers pouvaient donc prétendre à la bourgeoisie messine. Tous par cette qualité étaient mis en la garde de la Cité. Mais les roturiers acquéraient en outre une véritable noblesse, car ils jouissaient de tous les droits qui étaient attribués à celle-ci. Comme Bourgeois de Metz, ils pouvaient en effet posséder fiefs et seigneuries, y juger sans appel, faire grâce, commuer la peine de mort ou toute autre peine encourue dans leurs seigneuries en celle qui leur convenait, et comme vassaux ils ne devaient que la bouche et les mains, c'est-à-dire qu'ils ne devaient au seigneur suzerain aucun paiement pour rachat du fief 2.
Mais dans le gouvernement de la Cité ce titre de Bourgeois ne donnait pas à beaucoup près, à ceux qui en étaient investis, le même droit d'intervention dans son gouvernement. Le bourgeois noble ou roturier ne pouvait prétendre â la participation de la puissance publique, si dès sa réception ou par la suite il ne se rattachait à l'un des paraiges de la Cité, à ces corps qui seuls avaient droit d'accorder la Bourgeoisie (atour de 1317).

1 Voir Lettre du 23 août 1398, de Ferry de Bitche à la cité de Metz. Maison de Raigecourt, Nancy, 1777. Préface, page Ivj.
2 Voir Coutume de Metz, Metz 1613, tit. 1, art. 2 ; tit. 2, art. 3 et 4 ; tit. 3, art. 1.


Pour bien comprendre cette différence existant entre les Bourgeois qui, avec les manants admis à prêter le serment de demourance ou de ménandie, formaient le peuple des paroisses ou le commun, et les Bourgeois que j'appellerai Parageaux, il faut tâcher de nous rendre compte en quoi consistaient ces agrégations de citoyens qui formaient à Metz cette aristocratie connue sous le nom de Paraiges.
Si nous consultons les auteurs qui ont écrit sur l'histoire de notre pays, nous sommes peu éclairés, je dois le dire, sur la nature de ce corps qui, pendant quatre ou cinq siècles, a exercé la souveraine puissance dans notre république. Ce qui paraît certain, c'est qu'aujourd'hui l'on reconnaît unanimement qu'il n'était pas composé de tribus divisées par quartiers, mais de familles dont l'existence était maintenue par certains règlements1. Peut-être serait-on parvenu à élucider complétement cette question si les auteurs qui l'ont examinée avaient pris garde que les siècles qui se suivent sont en quelque sorte solidaires les uns des autres, que les institutions d'une époque antérieure se conservent pour venir par des changements successifs se modifier, se transformer, et souvent enfin s'évanouir au milieu d'un état de choses que font naître, des idées, des besoins d'amélioration ou seulement des aspirations nouvelles.
Si donc nous nous rappelons qu'il fut un temps où la société n'eut d'autre élément constitutif que la force, nous arriverons, je crois, sans difficulté à comprendre d'une façon complète l'origine des Paraiges, et par suite l'organisation de la république messine sous leur domination. Il n'est personne qui ne sache que sous les rois Francs l'usage n'ait été de récompenser les services des guerriers qui les accompagnaient par l'abandon, sous le titre de bénéfices2, de terres faisant partie du domaine royal ; que ces bénéfices étaient soit révocables à la volonté du donateur, soit concédés temporairement ou à vie, soit donnés ou retenus héréditairement ; et que le bénéficier, en acceptant cette libéralité, engageait envers le donateur sa fidélité pour l'entourer, le suivre et le défendre partout.

1 Voyez Paraiqes Messins, par H. Klipffel. Metz, 1863. Pages 17 à 52.
2 Voir sur l'origine des bénéfices, Essais sur l'histoire de France, par M. Guizot, 5° édit., page. 90 et suiv.


C'était, en un mot, exiger du bénéficier le service militaire dont Charlemagne, dans un capitulaire de 807, régla avec soin les conditions, prononçant pour peine du refus de service la perte du bénéfice et de l'honneur, et pour simple retard la singulière obligation pour le bénéficier de s'abstenir de vin et de viande pendant autant de jours qu'il aurait tardé à se rendre à la convocation qui lui était faite.
Les mêmes liens, les mêmes obligations s'établissaient aussi entre les grands propriétaires autres que le roi et les hommes libres qui en avaient reçu des bénéfices, et comme le fait remarquer M. Guizot dans ses études sur les institutions politiques de France, du cinquième au dixième siècle « tout chef de bande, grande ou petite, employa les mêmes moyens pour s'attacher des compagnons et être en droit d'en attendre les mêmes services et la même fidélité. Ce fut d'abord sur les alleux primitifs, résultats de la conquête (c'est-à-dire sur ces terres que les descendants des conquérants de la Gaule ne tenaient que de Dieu et de leur épée et qui ne devaient aucune redevance à qui que ce soit), qu'eurent lieu les concessions de ce genre. Bientôt les bénéfices tenus du roi ou d'un chef supérieur se subdivisèrent pareillement entre les compagnons du bénéficier, et …. de cette manière se forma peu à peu cette hiérarchie des propriétés et des personnes qui devait devenir la féodalité. »
Sous Charlemagne, l'hérédité dans de semblables concessions ne fut en quelque sorte qu'accidentelle, mais sous ses faibles successeurs elle ne tarda pas à s'établir d'une manière permanente. On la voit apparaître sous Louis-le-Débonnaire, et les troubles qui agitèrent le règne de ce roi, les querelles de ses enfants favorisèrent tellement ces usurpations que Charles-le-Chauve ne put refuser de la sanctionner par ses lois :

Si un comte de ce royaume vient à mourir, dit-il dans un capitulaire de 877, et que son fils soit auprès de nous, nous voulons que notre fils, avec ceux de nos fidèles qui se trouveront les plus proches parents dit comte défunt, ainsi qu'avec les autres officiers du dit comté et l'évêque dans le diocèse du quel il sera situé, pourvoient à son administration, jusqu'à ce que la mort du, précédent comte nous ait été annoncée, et que nous ayons pu conférer à son fils, présent à notre cour, les honneurs dont il était revêtu. Que si le fils du comte défunt est enfant, que ce même fils, l'évêque et les autres officiers locaux veillent également à l'administration du comté, jusqu'à ce qu'informés de la mort du père nous ayons accordé au fils la possession des mêmes honneurs1.

Dès ce moment la féodalité était en quelque sorte constituée. Il ne fallait plus que laisser au temps le soin de la développer, ce qui ne pouvait tarder à arriver, surtout en autorisant, comme l'avait fait le traité de Verdun après la bataille de Fontenay, tout homme libre, c'est-à-dire tout possesseur d'alleu, à délaisser la protection du roi et à choisir pour seigneur qui bon lui semblerait2. La convention réciproque, en latin Fœdus, qui se formait ainsi entre le seigneur qui s'engageait à défendre son vassal contre tous, et ce dernier qui s'obligeait à prendre les armes, fût-ce même contre le roi, pour le service du seigneur de son choix et à toute réquisition de sa part, fit donner, au neuvième siècle, à la terre que détenait le vassal, le nom de Fief, terme que nous allons maintenant employer pour désigner la terre détenue par une personne obligée au devoir militaire, envers un seigneur tenu de la protéger et de la défendre.

1 Voir Capitularia Regum Francorum, anno 877. Baluze. Paris, 1677, pages 269 et 270.
2 Voir Usages et mœurs des Français, par Poullin de Lumina. Lyon et Paris, 1769, chapitre Des Fiefs, etc., page 196.


En présence du service militaire qui lui était dû, le seigneur avait un intérêt évident à ce que le fief ne se divisât pas. Aussi pour arriver à ce résultat et pour éviter que la division en cas de décès du vassal n'ait lieu, le droit féodal consacra-t-il entre les enfants héritiers la possibilité de partager le fief entre eux, tout en conservant son unité vis-à-vis le seigneur dominant1. Pour cela, il suffisait que le fils aîné consentît à garantir ses puînés sous son hommage envers le chef seigneur. Par ce moyen les aînés et les frères plus jeunes possédaient donc leur part dans le fief, les uns aussi noblement que les autres, et pour employer le langage consacré, ils étaient pairs entre eux dans la possession du fief qu'ils étaient dits tenir en parage. Cette manière de tenir un fief de la part des puînés rapportait moins à l'aîné de profits pécuniers que de devoirs et d'honneurs. L'aîné ne pouvait guère, eu effet, exiger de ses frères puînés, qui avaient droit de s'asseoir à sa droite lorsqu'il rendait justice, que la foi et l'hommage de bouche et des mains2.

1 Voir liv. IV, Lit. III, art. LXXVII des Institutions coutumières de Loisel et surtout le comm. Institutions coutum. de Loisel comm., par Eusèbe de Laurière. Paris 1750, tom. 2, page 137. Et sur les Paraiges, Établissements de Saint-Louis, liv. I, ch. XXII, LXXIV, LXXVI et CXXVI. Établissements de Saint-Louis, par l'abbé de Saint-Martin, Paris, 1796.
2 Voir Recherches et observations sur les lois féodales, par Doyen, avocat. Paris, 1779. V° Droit d'aînesse, parage, page 141.


Le coutumier d'Angleterre nous a même conservé, en ces termes, cet hommage qui se rendait ainsi :
Monseigneur, je deviens vostre homme de foy, de bouche et de mains, jure et promets que je vous seray féable pour tels fiefs que je tiens de vous : et mettant ses mains entre les mains du seigneur, le seigneur dict : Vous devenez mon homme et m’asseurez de me porter foy et loyauté de fief dont vous requerez être reçu à homme que vous tenez et tiendrez de moy. Le subject répond : Amen. Le seigneur réplique : Je vous reçoy sauf mon droit et l'autruy ; et doit le seigneur le baiser1.

En général, cette tenure en parage durait tant que le degré de parenté existant entre le parageur ou ses héritiers et les successeurs des frères et sœurs puînés, que l'on nommait parageaux, n'avait pas atteint le huitième ou le neuvième degré de parenté2. L'on comprend dès lors facilement les rapports d'assistance réciproque qui existaient entre le parageur, c'est-à-dire le chef de la branche, Miroir de fief et tous les parageaux chefs des branches composant une semblable famille, chefs qui à leur tour pouvaient, par des alliances, entraîner à leur suite soit des vassaux, soit d'autres parageaux.

1 V. d'Argentré sur l'art. 320 de la Coutume de Bretagne.
2 V. art. 284, Coutume de Bretagne et Etablissements de Saint-Louis, chapitre LXXIV.


Tout indique que cette organisation paragère, pour certaines familles, existait à Metz dans le courant des dixième et onzième siècles. Car la féodalité s'était aussi, pendant ce temps, établie en Allemagne, et ses institutions s'y conservèrent avec tant d'énergie que Charles Loyseau, qui vivait, au seizième siècle, écrivait dans son Traité des Ordres et des Dignités, chapitre XII, nombre 33, que les grands seigneurs allemands observaient encore alors les parages mieux que ne le faisaient les Français. Si celte institution fut modifiée par les usages messins, et elle le fut certainement, elle ne dût l'être que par l'augmentation des degrés de parenté qu'admit, sans doute plus tard, la tenure en parage, et après de longues luttes qui se produisirent vers le treizième siècle et dont notre histoire conserve les traces, par l'admission des simples roturiers à la possession des fiefs, qui partout ailleurs ne pouvaient être tenus que par des nobles.
Les roturiers purent donc vers ce temps-là tenir en parage et entrer sous le titre de Paraige du Commun1 dans l'administration de la cité, mais avec un droit de représentation différent de celui des anciens Parages ou Paraiges, si l'on prononce ce mot avec l'accent roman. Le Paraige du commun fut moins un véritable Parage qu'un rouage dans l'administration de la cité, devenu nécessaire comme résultat de luttes violentes.
Ce serait, je l'avoue, à cet événement tout messin, à cette ascension des roturiers au droit de tenir des fiefs, que je rattacherais la légende d'un caractère non moins messin, du bon duc Hervis-le-Vilain, fils de Thierry-le-Marchand, prévôt de Metz2. Elle me semble en effet destinée à mettre en relief ce droit des bourgeois roturiers à posséder fiefs aussi bien que les nobles, grâce à leur bravoure, et à faire consacrer pour eux ce titre de noblesse que relève avec tant d'énergie, en faveur des bourgeois de Metz, l'auteur de la Maison de Raigecourt, lorsqu'il dit : Tous citain de Metz était noble portant armoiries et jouissant de tous les privilèges de la noblesse3. Ce privilège leur fut conservé par un arrêt du conseil d'État du 22 août 1693, lorsque Metz était réunie à la France et quand déjà les Paraiges s'étaient depuis longtemps éteints avec la république qu'ils avaient illustrée4.

1 Sur le Paraige du commun, voir atour du 6 juillet 1350. Bén. Pr. t 3. p. 199, et atour du 20 janvier 1389, t. 4, p. 391.
2 V. Études sur l'histoire de Metz, par A. Prost, page 367.
3 Maison de Raiqecourt. Préface, p. xvij.
4 Voir Coutume de Metz, commentée par Dillange. Ed, in-4°, p. 26.


Quoiqu'il en soit, l'alliance entre elles des familles paragères, nobles ou roturières, fut le moyen qui leur assura le pouvoir dans la cité sans en exclure cependant les bourgeois. Ceux-ci gardaient en effet une certaine influence sur la direction des affaires, grâce au concours qu'ils étaient obligés de prêter à la défense de la ville et aux finances, par le paiement d'impôts ou de tailles. C'était ordinairement dans les paroisses, à l'issue de la messe, qu'ils étaient consultés et qu'ils émettaient leur avis.
Mais le bourgeois des Paraiges, lui, délibérait avec ce corps, et grâce à sa dualité il pouvait occuper toutes les charges de la cité. Il pouvait être Changeur, Maire, Trésorier, Wardour, Prud'homme, Sept ou Treize, et à sa naissance sa mère pouvait faire pour lui ce beau rêve, ce souhait de toutes les dames messines, d'avoir un fils qui fût une fois en sa vie Maître-Echevin de Metz ou pour le moins roi de France1.
Les Paraiges au surplus n'étaient pas complètement fermés aux autres bourgeois. Un bourgeois pouvait y entrer en épousant ou une veuve ou une fille de Paraige2 dont il prenait les obligations dans la tenure en Parage. En prêtant le serment de fidélité au Parageur il acquérait les droits des Parageaux apportant sans doute sa fortune pour soutenir l'éclat et les charges du Parage dans lequel il comptait désormais.
Un mode de recrutement si restreint devait évidemment diminuer la puissance des Paraiges dont les membres pouvaient voir leur fortune s'évanouir dans la gestion même des fonctions de l'état qu'ils s'étaient réservées et leurs branches disparaître par l'extinction des familles qui les composaient3. Mais l'orgueil aristocratique les soutenait et l'on ne peut être surpris des termes du refus que fit l'évêque de Metz d'assister au festin par lequel le maréchal de Vielleville célébrait la nomination de Michel Praillon aux fonctions de Maître-Echevin, en disant qu'il ne pouvait s'y rendre, parce qu'att préjudice de son neveu les anciens droits avaient été abolis, qu'on les avait ôtés à la noblesse pour y substituer des vilains.

1 Voir Les Paraiges messins, Par H. Klipffel, p. 54.
2 Atour de 1367. Bén. Pr. t. 4, p. 238.
3 Voir Les Paraiges messins, par H. Klipffel, p. 227.


L'histoire des Paraiges messins se lie donc intimement à la situation des bourgeois dans la cité, mais faire cette histoire ce serait écrire celle de la République messine du treizième au seizième siècle, histoire déjà tracée par une plume habile avec un rare bonheur1.
Nous y apprenons à connaître l'administration intérieure de la république , ses guerres , ses négociations et ses alliances, mais il nous reste à rechercher la vie intérieure, le cercle des travaux et des distractions de la bourgeoisie, car généralement l'histoire d'un corps politique n'entre pas dans ces détails de la vie privée, des idées et des impressions d'une classe aussi modeste, aussi humble que celle du peuple des paroisses, c'est cependant ce tableau que je voudrais maintenant faire passer sous vos yeux.

1 Cet exposé fait devant un auditoire qui n'avait pas à entrer dans l'examen de la question que soulève l'origine des paraiges messins, mais auquel il suffisait de comprendre comment cette organisation qui joue un si grand rôle dans l'histoire de la cité se rattachait aux institutions de la féodalité, ne donne pas tous les détails que comporte l'étude de l'Origine des Paraiges. Il serait en effet nécessaire de démontrer que la famille paragère pouvait et devait exister à Metz avant que les familles des paraiges ne prissent le gouvernement de la cité, et qu'elle subsista jusqu'à la dispersion de ces familles au seizième siècle, quand Henri II fut reçu dans la ville. Il y aurait donc lieu de faire sur ce point (le l'histoire de la cité un travail spécial dans lequel seraient examinées les dispositions des atours s'appliquant à l'exercice des droits de ces familles, la valeur des armoiries que chacune d'elles portait, et où l'on rapprocherait tous les documents de nature à jeter quelque lumière sur le temps où ces familles s'attribuèrent l'administration, sur leur organisation politique et sur leur chute.

II

Pour accomplir mon dessein, je trouve heureusement sous ma main les Mémoires d'un simple bourgeois de Metz au quinzième siècle, ceux de Philippe de Vigneulles, dont le nom vous est sans doute connu comme auteur d'une chronique concernant notre cité, mais dont la vie nous est moins familière n'ayant été publiée qu'à Stuttgard en 1852, par notre compatriote M. Henri Michelant.
Pour apprécier ces curieux mémoires écrits par Philippe de Vigneulles dans ses heures de loisir, sous l'impression des sentiments que lui faisaient éprouver les événements qui se passaient autour de lui, laissez-moi d'abord vous dire quel était cet humble écrivain, en me permettant de vous lire le résumé de cette existence dans la notice si complète donnée par M. Michelant en tête des Mémoires qu'il publiait. Toutefois, comme je ne puis vous la dire en allemand, ainsi qu'elle est écrite, puisque cette langue n'est pas celle de notre ville, j'emprunterai la traduction française, en quelque sorte inédite, qu'en a faite l'un de nos concitoyens.

Vie de Philippe de Vigneulles

Philippe Gérard naquit à Vigneulles en 1471 ; c'était une époque de grands troubles pour la République de Metz, exposée quelle était aux excursions des routiers et du parti Bourguignon, ou aux attaques des ducs de Lorraine, les ennemis les plus acharnés de ses libertés. Son père, Jean Gérard, maire du village de Vigneulles, possédait une honnête aisance, eu égard aux fortunes de ce temps et à sa position personnelle. Aussi chercha-t-il à donner à son fils une éducation que les circonstances fâcheuses au milieu desquelles on se trouvait vinrent souvent interrompre. Ce fut d'abord à Saint-Martin, prés Metz, que Philippe se rendit, puis chez le notaire Jennat, à Metz même, et il revint en 1480, après la mort de sa mère, à Lorry, village tout voisin de Vigneulles. Plus tard il alla au prieuré d'Arnenge ; de là chez un prêtre séculier à Saulny, et enfin chez Jennat d'Hannonville, où il devait étudier la procédure. En ces différents lieux, son goût naturel pour l'étude le poussait à fréquenter assidûment les écoles ; mais il se plaignit de ce que son père et sa belle-mère, ayant d'autres pensées, ne lui permettaient pas de s'occuper exclusivement de son instruction.
Ces fréquents changements de résidence développèrent sans doute chez Philippe ce goût des voyages que sentent en eux-mêmes tous les esprits avides de s'instruire ; aussi, après une altercation assez vive avec son dernier maître, qui le chassa de chez lui de la manière la plus brutale, résolut-il d'entreprendre un voyage et de se rendre enfin indépendant. Mais pendant longtemps il dut ajourner son projet, faute d'argent et d'un compagnon qui l'eût encouragé. Il accomplit enfin sa résolution, et en 1486, âgé de quatorze à quinze ans, il partit pour Rome, malgré tous les efforts de son père pour le faire renoncer à ses idées. Il eût pu trouver en Suisse l'occasion de se placer avantageusement ; car s'étant arrêté à Genève, chez un chanoine de Saint-Pierre, celui-ci, captivé par son intelligence et sa facilité, voulait lui faire apprendre l'orfèvrerie, profession fort estimée alors. Mais le désir de conserver son indépendance et de mener à bonne fin son entreprise empêcha notre jeune voyageur d'accepter ces propositions. Il résista même aux prières de son père, qui l'avait fait rechercher par son compagnon de voyage revenu d'abord à Metz, et il poursuivit sa route vers Rome.
Philippe commença à servir un héraut d'armes du duc de Calabre, qui l'emmena avec lui à Naples et dans les autres provinces qu'il parcourut. Il s'engagea ensuite chez un homme de guerre ; mais, ennuyé de cette position, il quitta ce dernier maître, non sans quelque difficulté, et prit le parti de revenir en France. Toutefois le retard des navires de transports l'obligea d'entrer au service d'un Napolitain, musicien de la cour, qu'il suivit dans différentes parties du royaume. Enfin, après un séjour de trois ans et demi en Italie, il profita du départ d'un gentilhomme napolitain qui se rendait en qualité d'ambassadeur près du roi de France, pour le suivre jusqu'à Lyon, en conduisant les chevaux de sa suite ; là il s'échappa pour n'être pas obligé d'aller jusqu'à Tours, ce qui l'eût trop détourné de sa route. En peu de jours il regagna la Lorraine, et fit si bien par son intelligence et son adresse qu'il parvint à franchir les passages que gardaient les partisans de Bassompierre, alors en hostilité avec la ville de Metz. Désirant se fixer dans cette ville, Philippe entra chez un marchand nommé Didier Baillat, pour apprendre le métier de drapier et de chaussetier. Il accompagna son patron à Francfort et à Anvers, pour y faire des achats de marchandises, et ils eussent poussé leur voyage jusqu'à Paris s'ils n'en eussent été empêchés par les rouliers et les bandits qui rendaient en ce temps les routes fort dangereuses. À cette époque sévissait à Metz une épidémie qui avait obligé Jean Gérard de se retirer à la campagne, bien contre le gré de son fils qui semblait pressentir combien ce séjour pourrait leur être funeste. C'est donc à Vigneulles que Philippe rejoignit son père au retour de son voyage. Pendant les six semaines qu'il y passa, il fit la cour à une jeune fille nommée Zabeline (Isabelle), habitant un village près de Lessy, et avec laquelle son père désirait le marier. Mais avant de pousser la chose plus loin, il voulut aller à Saint-Nicolas-de-Port, près Nancy, pour accomplir un vœu qu'il avait fait pendant son voyage en Italie ; après quoi il revint à Vigneulles. La nuit suivante, l'une des plus froides de l'hiver de 1489, ils furent attaqués, lui et son père, par des hommes d'armes ou plutôt par des voleurs qui voulaient leur extorquer une forte rançon, et traînés, presque nus et blessés, à travers les bois jusqu'au château de Chauvency sur la Meuse, où ils souffriraient une affreuse captivité1. Ils échouèrent dans une tentative d'évasion ; toutefois le père, à peine guéri des blessures qu'il avait reçues, obtint sa liberté à la condition d'envoyer une somme convenue pour sa rançon, tandis que son fils devait rester en prison comme garant de l'exécution de sa promesse.

1 De pareils attentats n'étaient pas rares à cette époque. Voyez les Ricordi de Andrea Bocchineri de Prato. Archivio, storico Italiano. Append. B. 1.

Philippe fut donc retenu malgré les instantes prières de son père, en dépit des démarches les plus actives des magistrats de Metz, en dépit même de l'intervention du duc de Lorraine qui les appuyait ; et ses oppresseurs étant parvenus à le soustraire à toutes les recherches, le malheureux prisonnier ne put recouvrer la liberté qu'en donnant une somme de cinq cents florins d'or, après avoir subi une réclusion de quatorze mois, pendant lesquels ses bourreaux ne lui épargnèrent aucun tourment physique et moral. De retour dans sa famille, il rentra chez son patron pour terminer son apprentissage, et, comme les voyages et la souffrance l'avaient singulièrement mûri, il se prit à désirer de trouver dans son propre foyer le repos et les aises dont il avait tant besoin. Aussi revint-il à son projet d'épouser la jeune fille qu'il avait recherchée avant son enlèvement par les brigands. Mais le père de Zabeline, qui, deux fois déjà, avait donné et retiré son consentement, chercha à susciter de nouveaux embarras. Gérard, père de Philippe, qui craignait de voir les projets d'établissement de son fils indéfiniment retardés, conclut aussitôt, pour notre jeune marchand, alors âgé de vingt et un ans, un autre mariage contre lequel il ne semble pas avoir éprouvé une grande opposition. Peu de temps après, Philippe se fixa à Rampol avec sa jeune femme ; ses affaires furent heureuses ; mais sa femme, aux bonnes qualités de laquelle il attribue sa réussite, lui fut enlevée après l'avoir rendu père. Le souvenir de Zabeline contribua sans doute à adoucir ses chagrins, car l'année suivante, en 1494, il rechercha de nouveau la main de cette jeune fille, qu'elle et ses parents mieux avisés lui accordèrent sans plus de retard. Depuis ce moment jusqu'en 1507, la vie de Philippe n'est entrecoupée que par de vains incidents. Zabeline lui donna régulièrement un enfant chaque année : deux graves maladies, résultant sans doute de sa captivité, un voyage annuel à la foire du Landy pour ses affaires, quelques acquisitions, quelques réparations dans sa maison, sans compter un pèlerinage à Toul et à Saint-Nicolas en 1497, en compagnie de sa femme, tels furent les seuls événements de sa vie.
En 1507, il obtint le premier rang dans sa corporation en exposant un chef-d’œuvre qu'il défia tous ses confrères d'imiter. Il entreprit un nouveau pèlerinage à Notre-Dame de Liance, et fit encore à son retour une maladie très grave ; mais l'année suivante surtout fut pour lui pleine de malheurs. Une épidémie des plus malignes ravagea le pays messin. Philippe perdit d'abord deux enfants âgés de dix et douze ans, puis un apprenti. Sa femme, qui était enceinte, fut prise de la maladie ; elle parvint cependant à s'en tirer ainsi qu'une servante ; mais ses autres enfants furent dispersés ; et de onze personnes, il n'y en eut plus que trois à sa table. Un second apprenti le quitte ; il est obligé de fermer sa boutique et d'aller s'établir à Lessy, pour y attendre la cessation de l'épidémie. Sa sage prévoyance n'obtint pas cependant le résultat qu'il en attendait : il vit encore mourir deux enfants en bas-âge ; son père et sa belle-mère tombèrent également malades après avoir perdu deux servantes, de sorte que le pauvre Philippe, pour ne point laisser ses parents seuls et sans secours , dut retourner près d'eux et les soigner de concert avec sa femme ; il eut la douleur de fermer les yeux à son père après l'avoir vu languir pendant sept mois. Peu s'en fallut que lui-même ne devînt aveugle. L'année suivante il eut une rechute qui ne l'empêcha point, toutefois d'aller au Landy ; il y recueillit avec soin toutes les nouvelles du temps, pour lesquelles il montre toujours une véritable avidité. Les guerres d'Italie occupaient alors tous les esprits, et par l'importance des événements, et à cause de la part qu'y prenaient les plus grands souverains de l'Europe. Philippe rassembla les renseignements les plus dignes de foi, parmi lesquels on doit principalement citer les rapports officiels au Parlement de Paris. À son retour, sa femme lui donna encore un fils, qu'il perdit peu après. Nous le voyons en 1510, et peut-être pour se distraire de toutes ses pénibles épreuves, entreprendre un nouveau voyage. Revenu du Landy, il alla visiter à Aix-la-Chapelle, à Cologne, à Coblentz, à Duren, etc., les reliques exposées pour le grand Jubilé. Je dis qu'il alla visiter les reliques, car à part son itinéraire qu'il raconte en grand détail, selon sa coutume, il ne décrit absolument rien autre chose dans la relation de cette excursion, qui cependant offre plusieurs circonstances dignes de remarque. En 1512, il fit un pèlerinage à Saint-Claude et visita à cette occasion les salines de Salins. À ce propos il peint avec une naïveté vraiment pittoresque la simplicité et la surprise d'une famille de bourgeois qui s'étonnaient de trouver l'eau salée aussi limpide que l'eau pure et sans différence sensible. La petite ruse de l'employé qui les conduisait, ses plaintes sur l'amertume que leur fait éprouver l'eau douce, parce qu’elle les retarde dans la préparation du sel, tout enfin présente un tableau digne d'un peintre flamand ou hollandais. À partir de ce moment, la vie de Philippe n'offre plus guère de particularités remarquables ; des pertes, suites inévitables de tout commerce ; des distractions, comme la représentation des mystères dans lesquels il remplit un rôle ; l'inauguration d'une nouvelle paroisse pour laquelle il est nommé roi de la fête ; enfin des mascarades, tels sont les événements les plus saillants de sa vie, dans laquelle cependant la littérature paraît avoir occupé une place très importante, sans que pour cela il ait abandonné son commerce ou négligé ses affaires. C'est ainsi que, en 1515, il met la dernière main à la traduction du Garin le Loherrain, et à son recueil de chroniques, dont il commence la collection bien longtemps auparavant ; et en 1519 il achète des rentes pour plus de mille livres, somme qui, à cette époque, répondait à quelque chose comme douze mille francs de nos jours. Son bien-être fixa sur lui l'attention de ses concitoyens ; aussi l'administration lui offrit-elle une charge de receveur ou changeur de la ville : c'était une fonction importante et lucrative. Mais notre chroniqueur, qui savait toute la peine qu'il avait eue à amasser sa fortune, se souciait fort peu de la hasarder en avançant des sommes considérables pour le service de la cité ; il préféra donc, après y avoir réfléchi, décliner un honneur dangereux et des avantages hypothétiques, et goûter enfin otium cum dignitate. De toute sa famille il n'avait survécu que deux enfants, un fils et une fille : cette dernière, mariée depuis quelques années, lui donna des petits-enfants en 1518 et 1520.
Le récit de ces événements remplit les dernières pages de la partie des écrits de Philippe consacrés à la peinture de sa vie domestique. Quelles furent les occupations ultérieures qui l'empêchèrent de continuer son ouvrage ? Ce fut sans doute le travail de la grande Chronique, dont il ne parle au commencement de son livre que pour en mentionner la partie relative à l'origine fabuleuse de Metz, mais qu'il prolonge jusqu'en 1525, c'est-à-dire cinq ans plus tard que ses Mémoires et presque jusqu'à la fin de sa carrière. Nous n'avons point de données certaines sur l'époque de sa mort ; et bien que d'autres chroniqueurs nous aient parlé de sa captivité, ils ne font plus mention de lui depuis ce moment ; toutefois, de quelques papiers et de quelques arrêtés de comptes qui se sont conservés dans sa famille, et qui remontent presque jusqu'à lui, il résulterait que Philippe figure encore dans un acte de procédure du 1er novembre 1527, et que sa femme Zabeline prend le titre de veuve à partir de 1528. Si l'année commençait au 1er janvier, la date de sa mort se trouverait comprise dans un laps de temps de six semaines ; mais d'après ce que nous dit Philippe lui-même, l'année commençait à Metz le 19 mars, jour de l'élection du Maître-Échevin, ce qui nous laisse un espace de quatre mois pour déterminer d'une manière approchée l'époque de sa mort.

Cet abrégé de la vie de Philippe de Vigneulles nous fait connaître le Bourgeois de Metz dont les Mémoires vont désormais nous occuper.
Pour les étudier d'une façon régulière, nous remarquerons que l'existence de toute personne se compose d'actes extérieurs, usages et habitudes imposées par la nécessité de la conservation de l'individu, nécessité qui le force à développer son intelligence comme à pourvoir à ses moyens d'existence, et d'actes intérieurs qui constituent ses pensées, ses sentiments. Nous rechercherons donc dans la vie du loyal et honnête marchand que nous prenons pour type ce qui constitue les mœurs de la Bourgeoisie messine au quinzième siècle, non pas de cette Bourgeoisie riche et noble des Paraiges qui puisait par ses rapports avec les cités voisines ou avec les princes et les rois en relations fréquentes avec la République messine, une manière de vivre différente de celle des autres habitants de la ville, mais de cette Bourgeoisie qui formait le commun de la cité, tous gens de même classe auxquels seulement un degré de fortune différent donnait dans leur ménage une plus ou moins grande aisance. Cette classe moyenne de la société messine, je la crois parfaitement représentée par Philippe de Vigneulles, tel qu'il se dessine devant nous dans ses Mémoires ; car sa famille paternelle, originaire de Lorry près de Metz, et celle de sa mère, originaire de Nauroy, d'où elle était venue s'établir à Vigneulles, se composaient, pour employer ses expressions, de gens ayant compétemment de biens et de fortune pour avec la peine de leur corps se gouverner et entretenir. Ce sont donc des personnes dont le travail manuel est le lot, et qui ne peuvent prétendre à fixer sur elles l'attention publique que quand l'intelligence, l'ordre et l'économie auront agrandi leur position sociale. Enfin, quand nous aurons connu les mœurs de cette Bourgeoisie, nous tâcherons de faire un pas de plus, et nous essayerons de pénétrer dans sa pensée, de connaître son cœur et ses sentiments.

C. CAILLY.

(La fin à la prochaine livraison.)

| Retour chapitre page précédente |