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NOTICE SUR GÉRARD DE VIGNEULLES.
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Philippe Gérard appelé Philippe de Vigneulles, d'un village du Pays Messin où il a vu le jour, naquit vers l'année 1467. Chroniqueur distingué, nous puiserons dans son ouvrage les détails qu'il s'est plu à donner lui-même sur sa vie si aventureuse, si agitée. Il nous apprend que son père, cultivateur, possédait à Vigneulles une maison et des vignes.
Il eut pour marraine Lorette, fille de Jean de Herbévillé qui avait épousé Geoffroi Dex en 1439. En 1476, notre chroniqueur demeurait encore à Vigneulles, lorsque les Bourguignons (gens de Luxembourg) vinrent fondre sur la Lorraine, le Barrois et le Pays Messin. Jean Burtault, homme très adroit, très intelligent, et qui connaissait parfaitement les environs de Vigneulles, quoiqu'il fût aveugle depuis l’âge de trois ans, emmena dans les bois, pendant la nuit, plusieurs femmes et la plupart des enfants de Vigneulles, au nombre desquels était Philippe, pour les soustraire à la cruauté de l'ennemi. Voici le portrait qu'il fait de ce Jean Burtault, peinture fort curieuse, en ce qu'elle nous initie dans la connaissance des mœurs et des habitudes villageoises du moyen-âge :
En ce meisme temps y avait au pays de Metz en ung villaige nômé Vigneulle ung aveugle nômé Jehan Burtault, lequel des l'eaige de trois ans n'avait veu goutte par une mallaidie qui se nôme proprieulle ; celluy aveugle faisait chose merveilleuse et incredible à gens qui ne l'aroyent veu, et ne serait point à dire ne à relater hors du pays et en lieu où la chose ne se peut prouver. Mais trop de gens de ce pays ici l'on veu et cougneus et sont bien advertis des merveilles qu'il faisait. Et premier ledit Jehan Burtault se melloit de chanter au moustier avec des aultres, ou tout seullet ; oultre plus, il aprenait des jonnes anffans à l'escolle côme de leur A B C, de leur heures, sept seaulme et vigille ; et après il estait bon treselleur de cloches, et de fait il morut en exserçant c'est office à Saint-Martin devant Metz. Il estoit ung grant venoir et l'ung des bons braconiers de tout le païs ; et au tems d'iver, il estoit jornellement à la chesse, à tendre au cerf, au biche et aultre salvaigine, et cougnoissait bien la passée desdites bestes, voir quant on lui faisais sentir à mains. Davantaige, il faisait les harnaix et pannes à prendre icelles bestes, et aussi faisait bien des retz à peschier. Oultre plus, il faisait hottes et chairpaignes ; il owrait assis bien en la vigne en plusieurs owraiges ; et encore faisait-il plus fort, car par des fois se mellait-il de cueillir des serises, laissait les blanches et cueillait les mures. A sourplus, c'estait l’ung des bons tandeurs au bret qui fut et tout le païs ; c’est-à-dire qu’il était le supelatiffe owrier de prandre grives, marles et aultres oisiaulx avec ung huchet et ung bret, qu'il en y eust point en tout le païs, et les cougnoissoit tout sus le doy, et savait mieulx, on aussi bien retrouver ses longe, parmi les champs, côme eust fait ung qui eust veu bien cler. Pareillement, il tendait mieulx aux glues, au saulterelle et à plusieurs aultres engiens à pranre voullaige ou voinessen. Oultre plus, il se mellait de guider et conduire les gens de nuit, et qu'il soit vrai je m'en crois, car en celle devant-dite année, que tout le pays de Loheraine et de Bar estait tribouillé pour les guerres, moi l'escripvain et composeur de ces présentes croniques, estant jone, avec plusieurs aultres femes et anffans fumes conduit et menés de nuit plus d'une grosse luës parmi les bois par ledit Jehan Burtault qui estait en l'eaige de quarante ans, et fumes ainsi menés en ce bois auquel se estaient retirés les home en ung grant part, avec le bestial, de peur d'iceux Bourguignons qui ne faisaient que aller et venir ; car pour celluy temps je l'escripvain dessusdites demourois en icellui villaige de Vigneulle, et ai veu faire audit Jehan la pluspairt de toutes les merveilles que j'ai dessus escript.

Ce que Philippe rapporte de la retraite dans les bois d'une partie des habitants de Vigneulles, peut être appliqué aux villageois de presque tout le Pays Messin, qui craignaient avec raison les courses dévastatrices des troupes à la solde de Charles-le-Téméraire. Metz n'était guère plus tranquille, quoique la république n'eût pris aucune part aux sanglants démêlés qui avaient lieu entre René d'Anjou et son fougueux adversaire ; car une infinité d'étrangers de toutes les nations encombraient la ville et y causaient une sorte de disette, au point qu'on fut obligé d'en faire sortir tous ceux qui n'y avaient pas droit de bourgeoisie, et de refuser à Charles-le-Téméraire les fournitures qu'il demandait en payant. Il ne eust point que une gracieuse responce.
Vers la fin de l'année, lorsque ce moment de terreur fut passé, Philippe revint à Metz demeurer chez Jennat de Hainonville l'aîné, qu'il servit en qualité de secrétaire ; on le mit ensuite en pension à l'abbaïe de Saint-Martin devant Metz, auquel lieu, dit-il, je allais à l'escolle. L’année suivante (1479), au mois de mars, le capitaine Gracien de Guerre, seigneur de Damvillers, ayant défié la ville de Metz et ravagé les rives de la Moselle, le père de notre chroniqueur se hâta de le tirer d'une abbaye où il pouvait ne pas être en sûreté, et le mit à demourer à Metz, en la grant rue de porte Champenoise, chiez ung nottaire nommé Jehan Jennat, le même dont nous venons de parler, et l'envoya à l'école des trinitaires, à l'extrémité méridionale de la rue des Clercs, alors rue du Voué, où il fut environ ung demi an. Ses premières études ébauchées, Philippe, que l'amour des voyages tourmentait depuis ses plus jeunes années, abandonna la maison paternelle et parcourut l'Allemagne. De retour au commencement de 1483, on l'envoya à Metz où il demeura six mois, rue du Rhinport (en Rampoult, quai des Juifs), chez un nommé Steff, au Lion-d'Or. De là on le mit en pension pendant un an au village de Saulny, chez un prêtre qui l'envoyait à l'école. En 1484, il rentra chez Jennat de Hainonville, alors treize et aman de la cité, où il demeura jusqu'en 1485. Impatient de quitter son pays natal et de un peu juer à l'avanture, il tâcha d'obtenir le consentement de sa famille, mais on le retint forcément, jusqu'à ce qu'enfin le dimanche d'après la Pentecoste de l'année suivante, il s'échappa de la maison paternelle et prit avec ung compaignon sa route par Saint-Nicolas, Remiremont, Saint-Thiébault en Alsace, d'où il se rendit en Suisse, à Bàle, à Berne, à Fribourg, à Lausanne et à Genève, et fut environ v ans sans retourner. Il demeura une année dans cette dernière ville chez un ecclésiastique nommé Prelat, qu'il servit pendant une année. Philippe voyagea encore, puis revint à Genève où il rentra en domesticité, puisqu'il dit qu'en 1487, environ l'acomencement du mopis de mai, estant en cette ville de Genève il prit congé de son maître qui le payait très bien ; et qu'en la compagnie d'un josne écolier de Bourges, il fit le voyage de Rome. Ayant trouvé là un jeune gentilhomme de Lausanne, Philippe se mit à son service, s'embarqua avec lui, l'accompagna à Gaëte, puis à Naples où demeurait ce gentilhomme qui était de la famille du duc de Calabre. Après un an de séjour à Naples, Philippe se mit aux gages de Damps-Frédéric, prince de Tarente, fils de Ferdinand, roi de Naples et de Sicile, et fit avec lui plusieurs voyages dans la Calabre, dans la Pouille, les Abruzzes, en Terre de Labour, en Banselicquaite. Il fut trois ou quatre ans avec ce prince, lesquels durant je vis, dit-il, plusieurs merveilles et plusieurs villes et cités, et chouses merveilleuses et étranges, par souvent nous n’arrêtions point en ung lieu, sinon toujours aller et venir en plusieurs parts.
Quand il fut de retour à Naples, il lui prit envie de revenir à Metz. Moy estant en la cité de Neaples en laquelle je avoie demouré trois ans et demi, desirait et me print vouluntez de m'en retourner au lieu de ma nacion, et plus pour l'amour du dueil que mon perre en prenait que pour aultre chose, come j'en estois bien averti, car je estois tres-bien loigié et en lieu là où l'on me veoit voulluntier : toutte-fois pour les raisons devant dites je prepousa à me partir du lieu et m'en venir. Or y auait-il en ce temps ung SSr en la cité de Neaples, lequel serchoit des compaignons de tous coustés pour ayder à mener plusieurs biaulx chevaulx de Pouille à Roy Charles en France ; car ledit Charles ung peu devant avoit heu envoié par sertains heraulx plusieurs grant chiens de Bretaigne au roy de Neaples, par quoi ledit Ferrande, roy de Neaples, lui envoya cellui gentis-home nepvue à M. Jacques Galliot auec plusieurs aultres ses ambassaides, pour presenter lesdits chevaulx à roy, et avec cellui, en la compaignie de plusieurs aultres, je me mis et prins la chairge de deux d'iceulx chevaulx de prix, de mor, de brides et de toutes aultres garnitures tout différans les ung des aultres, sans se rien ressembler. Après ce que tout fut bien acoustrés, je prins congié de maistre et de tous les SSrs à qui j'avoie cognoissance, et par ung jour bien tairt environ le vespre, se partit la compaignie de Neaples et allant couchier au serain du jour en la cité de Verse (Averse) puis delà à petite journée, fîmes tant en passant plusieurs villes et cités et plusieurs montaignes et vallées, que nous arrivames en la cité de Rome, en laquelle fut la compaignie environ xv jours, pour repausser les chevaulx, lesquels passés fumes arrier remis en nostre chemin en tirant à Senne (Sienne) et à Florence, et en plusieurs aultres villes et cités, tenant le chemin des mons Cenis, lesquels passés, en fassant petites journées, arrivames la Vigille de la Toussaint à Lion, puis de là en tirant à Bourbon. Le xviiie novembre, je vins et arriva à Mets, mais ne fus pas sans grant dangier d'estre prins et aresté, car en plus de x lieues depuis Langre jusques à Mets, je fus détenu et examiné, souverainement à partir de Saint-Nicolas, à la porte de Nancy, au passer la ripvière entre Frouart et l'avengairde, laquelle je passai avec le bastard de Callaibre, puis au Pont-au-Mousson, et en plusieurs aultres lieux : mais, la Dieu mercy, je eschappas de tout, et faisois à croire que j'estois de Genève en Savoye, de laquelle je contrefaisois le langaige, disant que je m'en alloie à Sainte-Barbe. Et fus le très-bien venu de mon perre et de tous mes amis, et ossistôt après je fus mis à demorer cheif Dediet Baillat le merchamps citain de Mets.
Il ne paraît pas que notre chroniqueur y soit resté longtemps, car, au mois de novembre suivant, il était chez son père, à Vigneulles. C'est de là, dans la nuit du 3 au 4 du même mois, au retour d'un pèlerinage qu'il avait fait à pied, la veille, à Sainte-Barbe et à Saint-Nicolas, qu'il fut enlevé, lui et son père, par cinq ou six mauvais sujets auxquels Grégoire, l'un des hommes d'armes du seigneur de Bassompierre, et Loherrain qui servait avant la guerre, au même titre, le capitaine Jean de Vry, avaient promis cent florins d'or s'ils réussissaient dans leur entreprise. Ils firent en conséquence, au milieu de la nuit, un trou dans le mur du cellier de la maison avec un soc de charrue, s'y introduisirent par cette brèche, maltraitèrent cruellement le père et le fils qui étaient profondément endormis dans la même chambre, et les traînèrent hors de la maison. Grégoire et Loherrain les attendaient à cheval. On garrotta le père sur l'un des chevaux, parce qu'ayant une côte enfoncée, il lui était impossible de marcher; on mit un bandeau sur les yeux de tous deux, et on les emmena ainsi, en chemise, par un froid excessif, au château de Chavancy. Philippe suivait, pieds nus, la course rapide des chevaux. On croirait à peine, si notre chroniqueur n'avait pris soin de nous en instruire lui-même, dans quelle malheureuse situation il se trouva plongé. Sans vêtements, presque sans nourriture, jetés sur la paille dans un cachot, au sommet d'une tour fort élevée, ces deux intéressantes victimes n'ont pu fléchir l'inflexibilité de leurs bourreaux, qui, pour obtenir une rançon plus forte, rendaient leur existence plus insupportable. Enfin ils se décidèrent à tenter une évasion. Philippe fait une corde avec les draps du lit, l'attache à la fenêtre et se laisse glisser le long d'elle dans la basse-cour du château ; mais le père, infirme et pesant, arrivé à moitié de la hauteur de la tour, laisse échapper la corde, tombe sur une pierre et se casse une jambe. Ce fâcheux contre-temps n'eût cependant pas fait perdre courage à Philippe : il était décidé à charger son père sur ses épaules ; mais 1'enceinte de la basse-cour ne présentait aucune issue, et les murailles en étaient si élevées, que toute tentative d'évasion devenait impossible. Ils firent en conséquence du bruit pour qu'on vînt à leur secours : le capitaine gardien du château accourut, et, après de mauvais traitements, remit le père dans son ancien cachot dont il fit murer la fenêtre, et conduisit le fils dans un autre cachot, au fond de la même tour. Ce dernier fut laissé nu avec les fers aux pieds. Enfin, leur rançon ayant été fixée à trois mille écus, ils désespérèrent de pouvoir jamais se procurer cette somme, et tombèrent d'autant plus dans le découragement, qu'on les menaçait, si dans un temps très-court la rançon n'était pas déposée près de la porte de Notre-Dame de Mane, chapelle isolée située sur le territoire français, de les conduire dans le pays de Liège, où ils devaient souffrir bien au-delà de ce qu'ils avaient enduré. Jean Gérard, qui avait à Metz trois frères favorisés de la fortune, leur écrivit pour les intéresser à son malheureux sort, mais on ne lui répondit point ; la rançon n'arriva pas au jour indiqué, et les mauvais traitements et les menaces redoublèrent. Les choses en seraient peut-être restées là, et nos captifs eussent trouvé la mort dans les fers, si le capitaine, ennuyé de ne pas toucher l'argent sur lequel il comptait , n'eût permis à Jean Gérard de retourner à Metz, ne lui donnant que douze jours pour effectuer le paiement exigé. On le tira donc de son cachot les yeux bandés, on le lia sur un cheval, et cinq ou six brigands le promenèrent pendant toute la nuit dans les bois, pour lui persuader qu'il venait d'un lieu fort éloigné. A la pointe du jour, il vit devant lui le château de Chavancy, et on le conduisit, comme il l'avait demandé, jusqu'aux premiers jardins du village de Moineville, où ce vieillard avait un parent qui le reçut bien, le fit coucher chez lui, et le mena le lendemain à Vigneulles sur une charrette garnie d'un matelas. Gérard ne s'y reposa qu'une nuit. Il se hâta de venir à Metz solliciter près de ses frères l'assistance pécuniaire dont il avait besoin ; mais ils refusèrent de l'aider, et coururent divulguer aux magistrats le secret qu'il avait juré de tenir sur sa captivité. La justice informa : on défendit à Gérard de racheter son fils ; et la position de ce père infortuné n'en devint que plus cruelle, car il craignait que les brigands ne missent Philippe à mort. Enfin, après bien des démarches infructueuses, il soupçonna que le château de Chavancy avait été sa prison, et sur des plaintes adressées par lui à l'évêque de Verdun, ce prélat en informa René, duc de Lorraine, qui fit venir devant lui le capitaine du château, et l'interrogea sur cette étrange captivité ; mais il nia le fait, et quand il fut de retour à Chavancy, il ordonna de transférer sur-le-champ Philippe au fond d'une autre tour du château, dans un cachot noir où on le descendit avec une échelle, par une trappe. Nu, sans autre vêtement qu'un rideau dont il s'était fait une espèce d'écharpe, notre chroniqueur essuya dans ce nouveau local toutes sortes de mauvais traitements. On lui permettait cependant d'écrire à son père, mais on lisait ses lettres, et le captif n'osait exprimer toutes les peines dont il était accablé. Gérard voyant que ses démarches demeuraient sans succès, se décida à entrer directement en négociation avec les brigands : on fixa la rançon à cinq cents florins d'or, et un ami consentit à prêter cette somme. Après bien de l'hésitation pour adopter un moyen sûr de la faire parvenir, un parent de Philippe de Vigneulles, résidant à Norroy, se rendit à Marville et fit annoncer que l'argent était prêt. On le mit dans un petit coffre fermant à clef, appelé bougette par l'auteur ; le coffre fut déposé entre les mains du prévôt de Marville, et l'envoyé du capitaine châtelain en reçut la clef qu'il s'empressa de porter à son maître. Ce dernier fit alors tirer Philippe de sa prison, et le força de lui signer un billet conçu en ces termes :
Je, Philippe de Vigneulles confesse estre depteur à cappitaine de Séans de la somme de cinq cens florins d'or et de pois, lesquels je promets de paier en jusques au jour des bulles qui vient pochainement venant, et les porter en ung chatiaulx qu’il me nomerait scitué on païs de Liège sur la ripvière de Meuse, et promés cecy à tenir ferme et estauble sur la part que je pretens à avoir en paradis ; et encor avec ce, je promés de jamais n’en rien dire à home du monde, ne pareillement du lieu là on jay esté.
Ce n'était pas le capitaine lui-même qui était en pourparler avec Vigneulles, mais un de ses lieutenants. Quand le billet fut rédigé, il le porta au chef du château qui voulut que le billet fût de mille florins au lieu de cinq cents. Il y fit ajouter encore beaucoup de serments et d'imprécations auxquels Vigneulles se soumit. On le somma de réitérer ses promesses sur un missel, puis sur une hostie qu'on lui dit être consacrée, quoiqu'elle ne le fût pas ; on lui banda les yeux, et il sortit du château par un petit guichet. Déposé dans une nacelle, il descendit, accompagné du portier, la rivière qui baignait les murs de ce triste asile, monta ensuite à cheval, et arriva à Marville chez le prévôt qu'il trouva à table avec le parent de Norroy, et qui lui ôta son bandeau après avoir remis la bougette au portier. C'était le 21 décembre, jour de Saint-Thomas. Philippe se mit à table, et alla ensuite se coucher avec le portier. Le lendemain, le prévôt qui était venu le voir, lui donna de vieux souliers, un pourpoint et un chapeau, afin qu'il pût se mettre en route. Le jour suivant, son parent paya l'hôte, donna au portier six florins que Philippe lui avait promis, et tous deux vinrent coucher dans un village du Barrois nommé Huseraille, d'où ils se rendirent à Norroy-le-Sec, puis à Metz, par le pont Tiffroy. Le père de Philippe, sa belle-mère, ses amis l'attendaient. Il a peint avec une naïveté charmante les pleurs de joie, les caresses de cette excellente femme qui l'aimait comme son propre fils. Tout le inonde se pressait autour de lui pour l'embrasser, le questionner, le féliciter sur son heureux retour ; mais les serments qu'il avait faits l'obligeant à garder le silence sur tout ce qui s'était passé, il ne put répondre à la curiosité de personne. Ces scènes attendrissantes avaient lieu rue de la Haie où son père demeurait, du côté de la rivière. Philippe de Vigneulles a consacré quarante feuillets de ses chroniques au récit de sa captivité.

Reçu membre du corps des marchands de Metz, Philippe se remit à voyager ; mais alors les communications n'étaient ni aussi sûres, ni aussi faciles qu'aujourd'hui : aussi courut-il de grands dangers en allant aux foires étrangères acheter les marchandises dont il pouvait avoir besoin. La position financière de notre auteur s'étant singulièrement améliorée depuis qu'il se livrait au commerce, il songea au mariage, et épousa Mariette, fille à Niclosse con disait le maire Leloup d'Agondange, en Allemaigne, tellement que les nopces en furent faictes ung mardy à l'acommencement du moix de may, auquel y olt environ cinq cens personnes, néantmoins que le vin estoit fort chier pour les vignes qui estoient engellez. Cette union fut de courte durée : six mois plus tard, lorsque Philippe à peine établi à Palrumport (au Rhin-port), vendait du drap et usait du métier de chaussetier, pour me servir de ses propres expressions, le VIe jour du mois de décembre jour de la St-Nicolas, qui fut lors le maicredy, print la malladie à la dite Mariette sa feme, et tellement luy agrava que le mairdi après mourut de peste, de laquelle mort demoura Philippe triste et dollans. Dieu par sa grace aye pitiet de son ame.
Cependant il paraît qu'alors comme aujourd’hui chagrin d'époux ne durait guère, puisqu'au mois de février suivant, après trois mois de deuil, Philippe songea à contracter de nouveaux liens. En cellui temps, dit-il, fut parlé de moy remarier et tellement que le merchief fut fait chez SSr Arnoult de Clercy le chanoigne le jour de la chier St-Piere, xxv félvrier de moy et Isabellain, fille à Jehan le Pairte, maire de Lessey, et le 6e jour d'apvril après en suiant qui alors fut le jour du Causimodo, firent les fiançailles à lad. Lessey ; puis le xxi du meisme mois qui est deux jours devant la St-Georges furent les nopces et apousailles ; et esloit alors uug temps que tout chacun estoit joieulx pour plusieurs raisons ; car tout premièrement il n'estoit alors ne guerre ne mortalité, et avoit on bon merchief de vivre ; puis c'estoit au printemps auquel voulluntier l'on se resjoit, et avec ce le temps estoit merveilleusement bien dispousés, et estoient les serisiés et aultres fruits sy chairgiez et sy avancés que cestait belle chose à veoir, et estoient les vignes si plaines de raisin que l'on pansait à avoir la quairte de vin pour ung denier ; mais fortune tournoit sa rowe, car le propre jour de mes nopces, au soir, le temps se refroidit et se tournait le vent sur la bise, puis il plevoit une très-froide pluye mellée de gresil, et puis la nuyt l'air devint cler et froide et gellait à grosse glaice, parquoy touttes les vignes du pais de Metz furent engrllées, tellement qu'il les convint trapper, et bien peu en eschappoit ; pour laquelle chose le vin que le jour devant ce vandoit à iii, ou à iiii d la quarte fut mis à xii d et encor ce ne trouvoit pas. C’était se marier sous de bien tristes auspices, mais Philippe épousait une personne très-riche, puisque dans la guerre qui eut lieu en 1490 entre la Lorraine et la république messine, son beau-père avait eu plus de dix-huit maisons brûlées dans le val de Metz : aussi la prospérité la plus grande accompagna ses entreprises ; et l'année même de son mariage, il acheta une maison qui fut à Mangin le tailleur, située à Metz derrière St-Salvour, sur la tour de la rue des Bons-Anffans, et il y demeura longtemps. Le 16 janvier 1501, voulant agrandir sa demeure, Philippe de Vigneulles acheta de Baudat Blanchairt, l'aman, la maison con disoit la Maignier, située comme l'autre dans la rue des Bons-Enfants, derrière l'église St-Sauveur, et il n'en fit qu'une des deux. Notre chroniqueur avait eu de sa seconde femme, le 26 août 1501, une fille nommée Madelaine qui épousa Jaicomin le braconnier, et, le 8 juin 1505, jour de St-Médard, un fils nommé Jacques ; mais ce ne furent pas ses seuls rejetons, car en 1507, la peste ayant commencé par sa maison, lui enleva deux autres enfants : son épouse et sa servante réduites à toute extrémité, abandonnées des gens de l'art, recouvrèrent néanmoins la santé. Philippe attribue leur convalescence à un pèlerinage qu'il fit à pied à Saint-Sébastien de Dieulouard.
Philippe ne négligeait rien pour la prospérité de ses affaires : commerçant aussi actif qu'habile ouvrier, il employait tout le temps qu'il ne passait pas à écrire ses chroniques, à des ouvrages de marqueterie, à des tapis brodés qu'il exposait ou devant sa boutique, ou à la porte de la cathédrale. Ainsi, en 1507, fête de Saint-Marc, il étendit, pendant presque toute la journée, avec ung taubleau excript par licence de justice devant la grant église, une pièce d'ewre c'est assavoir ung drap entaillé et cousu ensemble en manière de tapisserie, auquel y avoit imaige de plusieurs sortes et manières, et avec plusieurs traict avoul de cordelliers entresaillés, avec aussi les armes de six paraiges et de torts les SSrs de la cité, et avoit en celui drap plus de viii mille pièces cousues et jointes ensemble. Ces travaux, chefs-d’œuvre de patience plutôt que de goût, étaient souvent interrompus par de plus agréables distractions : Philippe de Vigneulles passait tour à tour des soins du comptoir à l'organisation des grands jeux, des processions et des autres spectacles de la cité. Il a été, en 1513, l’ung des gouverneurs et conduicteurs de trois jeux représentés aux fêtes de Pentecôte. Il n'oublia pas d'en faire part, et de nous dire qu'il préleva la somme de xxxiii francs pour les hours a proffit desdits jueurs : car pendant qu'on se battait en Italie, pendant que la France et l'Empire faisaient d'immenses préparatifs, les Messins, heureux et tranquilles, se livraient à toutes sortes d'amusements, auxquels Philippe de Vigneulles, doué d'un heureux caractère, d'un esprit jovial et enjoué, ne manquait jamais de prendre part. Ecoutons-le exposer lui-même une de ces fêtes dont il fut le roi : Ce des menoit à la cité de Mets joyeuse vie, et quoyque les vivres fussent aulcunement chier, j'ay pour ce ne ce laissoit à faire de grant convive et feste, entre lesquels par ung dimanche, dernier jour de juillet, par l'invencion de moy l'escripvain de ces presantes, fut faicte une feste par les voisins de la pier Bourderesse (1)
(1) On ne peut dire précisément où étaient la rue des Bons-Enfants et la Pierre-Bourderesse. Les changements effectués depuis la démolition des églises de St-Sauveur et de St-Jacques en 1564, pour la formation d'une place destinée aujourd'hui au marché aux légumes, ont dû faire perdre le souvenir de ces anciens lieux. Baltus rapporte, dans sa notice sur Philippe de Vigneulles, avoir vu une grosse pierre de dix-huit à vingt pouces d'épaisseur, taillée en carré long d'environ deux pieds de largeur, sur trois à quatre pieds de longueur, couchée prés de l'emplacement actuel de la fontaine Saint-Jacques. D'où il conclut que cette rue des Bons-Enfants était la même que la rue derrière St-Sauveur, qui formait un angle droit avec les rues de la Tête-d’Or et du Petit-Paris ou de Serignan ; en sorte que les deux maisons acquises et réunies par Philippe, ne pouvaient être que celle où pendait pour enseigne, à la fin du siècle dernier, un bras d’or. Bâtie à neuf par le sieur Louis Michelet, marchand, elle formait l’un des angles du carrefour. Cette maison, toujours à l’enseigne du Bras-d’Or, est occupée par M. Cropsal, épicier.
de derrier St-Jaicques, accompaigniés de aulcuns des chainoignes de St-Salvour ; laquelle feste fut durant quaitre jours la plus triumphante et la plus gorgieuse que jamaix home vit faire en la paroiche ; car à cellui jours estoit la dedicaisse de l'esglisse parochialle de St-Jacques, auquel jour furent tous les compaignons femes et homes d’icelle feste à la grant messe, et avec leurs enseignes furent tous les premiers l’ung après l’aultre à l’offrande, devant laquelle juoyent menestrés, trompettes et tambourins, qui estoit une chose très-joyeuse à ouyr et plaisante à veoir, puis, à retour de l'esglise fut le diné chiez Rollin le cuisinier auquel ne failloit rien que tous furent bien fornis et plantureusement ; et après les graices à Dieu randue, chacun en ordre tenant sa feme per le bras, furent encor avec les menestrés menés à la pier Bourderesse devant ma maison, là en maistre Petit Jehan le Chairpantier de la grant église et de la cité avait planté par angiens l'ung des biaulx Rains et hault que jamaix fut en Mets, dessus lequel y avait en ung grant pennon en painture les imaiges de St-Jaicques et St-Cristoffe et estoit ce maye bien richement acoustré tout du loing, auprès duquel estoit le biaulx hors pour le menestré et tambourin, paré de mayë et de riche tapisserie. Pareillement toute la rue enthièrement et d'ung costé et d'aultre estoit toute parée de mayë et de tapisserie, et y avoit quaitre pourtes faictes à quairte airchet aux quaitre rues d'icellui quairfort. Or, pour vous donner à entendre coment se conduirent les dances, vous devez savoir que le jour devant furent par les compaignons escript en petite cedulle les noms d'ung chacun, et icelle cedulle mise en ung chappiaulx, et tirés par ung anffans, et la première venue fut mon nom, parquoi je fus le roi de la feste, et pour celle raison donna à ma feme la première dance, et tous les aultres en suivant, ainsi que leurs noms estoient venus ; et à icelle feste se trouva tant de gens qu'il fut dit que à la première dance y avoit bien Vc et L parsonnes dansant ; et tenoit la dance depuis la maison St-Thiébault le Gournaix en jusques à la cour St-Mertin ; et de l’aultre partie en croix toutte la rue plaine, et y avoit tant de monde que l’on ne s’y pouvait tourner ; et brief ce fut la plus belle et joyeuse feste que de loing temps fut faicte en Mets, car par l'espaisse de quaitre jours que celle feste duroit, furent faictes plusieures joyeusetés, et dansoient josnes et vieulx de joie et de toute leur puissance, et meismement dansoit ung notauble personaige exigiez de iiijxx ans, nomé Merlin Dinguehen, clerc juré de Mss. les Sept de la guerre, lequel estoit d'icelle feste et paireillement plus.rs aultres causy de son eaige ; et furent tous au lendemain femes et homes avec les tambourins de Suisse, querir le may oultre enoye dela le pont-Theiffroy, et en bel ordre rentrés par le pont des mors, puis resaillir par la porte St-Thiebault en rantrer par la porte Champenoise, et ny olt cy viez en la feste que tous ny furent ; et au londemain, moy come roy d'icelle feste leur fis ung escus daventaige pour aller en l'estuve là on furent tous, grands et petits, et menés avec les menestrés et tambourins
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Voilà une peinture vraie de la vie sociale au 16e siècle : personne mieux que Philippe Gérard ne pouvait nous initier aux habitudes bizarres de nos ancêtres, car il fut tout à la fois homme du peuple et homme du monde, artisan et littérateur, ouvrier et philosophe ; il voyagea depuis ses plus jeunes années jusqu'à la fin de ses jours, fréquenta les grands seigneurs et les gens de basse classe, passa tour à tour par toutes les phases d'une existence agitée, et observa le monde comme il convient de le voir, sous la diversité d'aspects que commandent mille positions différentes. Nous trouverions encore dans ses chroniques divers détails sur ses voyages en France, en Allemagne, en Lorraine, pour les intérêts de son commerce ; sur les rapports qu'il eut avec l'architecte Renconnaulx, le poète Mengin, le chroniqueur Aubrion et plusieurs autres illustrations contemporaines, mais ce serait trop allonger cette notice. Nous la terminerons par l'examen de ses ouvrages.
Les Chroniques de cet auteur, peu connues quoiqu'elles méritent beaucoup de l'être, commencent à l'an du monde 2659 et finissent à l'année 1525. Elles n'ont jamais été imprimées, mais on en a fait quelques extraits intercalés dans les écrits qui ont la province pour objet. En 1753, ces chroniques, à part quelques feuillets arrachés, existaient encore complètes entre les mains de M. Ruzier, conseiller au baillage, et formaient 3 gros volumes in-4° de 7 à 800 pages, difficiles à lire, écrits avec peu de correction. La ville les acheta 150 liv. Nous ne savons ce que sont devenus ces trois volumes depuis la révolution. On les dit à Paris dans l'une des bibliothèques publiques. Nous ne possédons aujourd’hui que deux volumes incomplets, le premier et le second des Chroniques de Philippe Gérard, déposés à la bibliothèque de la ville, et que nous croyons être une assez mauvaise copie de l'original. Heureusement pour nous, M. Baltus en a fait, en 1758, un extrait fort étendu que nous avons sous les yeux.
On ne sait à quelle époque précise notre auteur a commencé d'écrire. Probablement ce sont les circonstances de sa captivité qui lui en inspirèrent l'idée : il avait tant de choses à raconter ; il existait dans un siècle si fécond en grands événements, dans une ville si agitée, si populeuse, dans un monde si bizarre, que tout devait le porter à communiquer ses pensées au public. D'ailleurs on prenait goût aux chroniques : plusieurs écrivains de la cité s'occupaient d'un semblable travail, et Philippe, par ses liaisons avec eux, était à même d'en profiter. Voici comment il s'exprime à cet égard :
Les Croniques et diverses advenues ici devant, mises et escriptes ont été par moi Phiilippe de Vigneules, prinses et recueillies en divers traictiés et voullumes et divers personnaiges en ont eu mis aucunes choses en mémoire, et ont les heu couchiés par escript, ainsi come ils l'entendoient, entre lesquels un curé de St-Eukaire en Mets ay heu escript la plus grant partie d'iceux. Item et des choses advenues en icelle cité jusques à cest année présente, avec aussi plusieurs aultres qui en ont eu escript comme lui. Puis en cest année est venu un très-éloquent home, saige et entendu nommé Jehan Abrion l'escripvain, citain de Mets, lequel depuis cellui an mil quaitre cent et LXiii ait eu mis en mémoire une grant partie des advenues et choses estranges d'icelle cité, et ait toujours lesdits item et mémoires continués en jusques en l'un mil cinq cens après venant. Plusieurs aultres comme lui en ont eu escript chacun selon entendement, ainsi comme ils ont veu et aprins. De tous lesquels je Philippe dessusdit en ai quelque peu recueilli, et avec plusieurs aultres traittiés et voullumes les ai concordés et joings ensemble selon la mèr des histoires de maistre Jehan de Belg, de Jehan Fressait et maistre Robert Gauguin, général des Maturins, bibliothécaire du roi Louis XI mort en 1483.

Du témoignage de Philippe lui-même, il résulte que l'on peut regarder ses chroniques comme un recueil d'évènements attestés par des témoins oculaires pendant une série d'environ quatre-vingts années : car il est raisonnable de penser que le curé de St-Eucaire qui cessa d'écrire en 1464, avait recueilli des notes depuis une vingtaine d'années, ce qui nous reculerait à 1444. Aussi n'accordons-nous de la confiance à notre chroniqueur que dans ce qu'il rapporte de la seconde partie du 15e siècle et du commencement du 16e. Tout ce qui se rattache aux évènements antérieurs est mêlé de fables, et souvent l'ordre chronologique n'y est pas même suivi. Cependant on trouve souvent, même pour les siècles reculés, quelques faits conservés par la tradition qui peuvent aider à démêler le vrai du faux.
Il a été question des autres ouvrages de Philippe Gérard dans la Biographie de la Moselle.

 
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