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Société Lorraine des Etudes Locales
Textes d’Histoire lorraine
Du VIe siècle à nos jours

Nancy, Imprimerie Georges Thomas, 27, rue Henri-Lepage, 1931.
Pages 54 - 58.
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Le voyage de Philippe de Vigneulles à Rome (1486)
[Origine : PHILIPPE DE VIGNEULLES, Mémoires, éd. Henri MICHELANT, Stuttgart, 1852, p. 16 et sq. Texte traduit.]

Philippe de Vigneulles est né le 7 juin 1471 de Jean Gérard et de Laurette, sa femme. Philippe, après avoir fréquenté l'école et servi quelques maîtres, entreprit un voyage à Rome en 1486, après la Pentecôte. Il revint à Metz, puis se fit chaussetier et drapier. Il s’enrichit et consacra ses loisirs à écrire son Journal, où il narra sa vie d'une manière très pittoresque, la translation en prose de la Chanson de Geste des Lorrains, des Contes et une Chronique, où comme l’a dit M. BRUNEAU, « il a écrit l’histoire du monde en considérant Metz comme le centre du monde ». Il mourut entre le 20 mars et le 12 avril 1528 (cf. Charles Bruneau, La chronique de Philippe de Vigneulles, deux vol. paru, Metz, 1927-1929). Nous donnons un passage où Philippe raconte son voyage en Italie. L’intérêt de ce morceau de Philippe de Vigneulles n’est pas seulement de nous montrer quelles étaient les conditions dans lesquelles on voyageait, mais encore de nous faire connaître les routes du Saint-Bernard et du Mont-Cenis. Ces deux routes décrites par Philippe de Vigneulles eurent une grande importance pour la Lorraine qu’elles traversaient.

Tout d'abord, de Pont-à-Mousson, nous allâmes à Condé-sur-Moselle, et, là, nous choisîmes notre gîte et nous couchâmes. Puis, de là, nous prîmes le chemin droit à Nancy ; puis nous passâmes par Saint-Nicolas, Bayon, Châtel-sur-Moselle, Epinal, Remiremont, où nous couchâmes la veille de la Fête-Dieu. Puis, de Remiremont, nous prîmes notre chemin tout droit, à travers ces grandes forêts où croissent les sapins, jusque à Saint-Thiébaut d'Alsace. Et notre intention était de nous diriger vers Lausanne, sur le lac de Genève : c'est le chemin qu’on nous avait indiqué pour aller à Rome. Mais il se trouvait en notre compagnie un grand Picard, qui était clerc, et qui s'en allait à Rome, et qui, à ce qu'il disait, connaissait bien le chemin, car il y était déjà allé ; et avec lui, il y avait un jeune garçon, un bourguignon, le plus grand parleur que je vis jamais, qui demeurait à Côme, en Lombardie, à ce qu'il disait, et qui s'y rendait. Et, pour cette raison, nous nous joignîmes à eux, abandonnant notre premier chemin, et nous prîmes par le Saint-Gothard afin d'avoir compagnie pour nous conduire. Mais, ce qui nous causait maints ennuis, c'était le paquet que je portais : car, à chaque passage, on me demandait un péage, pensant que ce fût quelque marchandise.
Nous, partîmes donc tous ensemble de Saint-Thiébaut et nous nous dirigeâmes vers la cité de Bâle. Puis nous allâmes par plusieurs villages dont je ne sais les noms, et nous passâmes le Rhin. Après l'avoir traversé, nous laissâmes notre route, prenant un petit sentier pour aller boire à une fontaine ; près de cette fontaine, nous trouvâmes un autre petit sentier, et, pensant qu'il dût nous ramener à notre route, nous y entrâmes. Mais il nous conduisit dans la direction opposée ; néanmoins, sur le conseil du Picard, nous continuâmes à suivre ce sentier. Mais nous le suivîmes si longuement, que, avant de pouvoir revenir à notre première route, celle de Lausanne, nous fîmes un détour de plus de 50 lieues : car nous traversâmes plusieurs bonnes villes et villages du pays de Suisse, comme Bade, en tournant du côté de Zurich et de Lucerne. C'est pourquoi, voyant ce détour, mon compagnon et moi, nous décidâmes de laisser ce Picard et ce Bourguignon, qui n'avaient que de la langue et qui ne savaient rien, et de revenir en arrière, à travers le pays, jusqu'à notre premier chemin. Et, d'abord, nous arrivâmes à la cité de Berne, et de là, à Fribourg, puis à Romont (1), et nous cheminâmes tant que nous arrivâmes à la cité de Lausanne. Et alors, voyant que notre argent diminuait, nous changeâmes d'avis, et nous décidâmes de ne pas aller à Rome pour cette fois... Alors nous partîmes de Lausanne pour aller à la cité de Genève. Et, tout d'abord, nous passâmes à une bonne ville sur le lac, nominée Morg (2), puis à Nyons (3), à Coppet, et de là à la cité de Genève...

Philippe reste à Genève pendant un an chez un chanoine, chancelier de l'évêque de Genève, « très homme bien ». Alors vint loger chez le chanoine un clerc qui allait à Rome ; Philippe part avec lui. Il passe par Thoron, le Grand Saint-Bernard, Aoste, Ivrée, Pavie, Plaisance, Modane, Bologne. Il arrive à Rome, puis il fait le pèlerinage, cher au cœur des Lorrains, de Salut-Nicolas de Bari (4).

Alors nous arrivâmes à Saint-Nicolas de Bari. Mon maître m'avait donné une lettre à porter à un prêtre de l'église de Saint-Nicolas, en le priant de bien vouloir me donner de la manne ou de l'huile de saint Nicolas (5), car, autrement, nous n'en aurions pas eu. Quand nous arrivâmes dans l'église, nous fîmes chanter une messe devant l'autel et dans la grotte qui est au-dessous du grand autel, car c'est là que repose le corps de saint Nicolas. Ensuite, le prêtre entre, derrière l'autel, dans un lieu situé encore plus bas, pour prendre l'huile ; et il en prit trois petites ilotes toutes pleines, et il les mit dans une boite de fer blanc et nous les donna. J'en eus une...

Philippe resta trois ans et demi dans le royaume de Naples, au service d'un musicien du roi de Naples. Mais il n'attendait qu'une occasion pour revenir à Metz, auprès de son père. Le roi de Naples voulant envoyer des chevaux de prix au roi de France, Philippe s'offrit, avec d'autres compagnons, pour les conduire. Philippe et ses compagnons gagnèrent Rome.
« Et là furent deux ou trois jours à l’Hôtel du Soleil, puis s'en retournèrent par le chemin par lequel Philippe était venu jusqu'à Castel Saint-Jean (6) ; en Lombardie, auquel lieu ils laissèrent le chemin du Grand Saint Bernard et prirent le chemin du Mont Cenis... » puis au delà du Mont Cenis ils passèrent à Lans-le-Bourg. Saint-André, Saint-Michel, Saint-Jean-de-Maurienne, La Chambre, Aiguebelle (7), Montmélian, Chambéry, Aiguebelle (8), Lyon, où ils demeurèrent deux ou trois jours, pour la Toussaint.
Après avoir fait route pendant quelques jours dans la direction de Paris, pour aller conduire les chevaux, Philippe abandonna ses compagnons, revint à Lyon et prit la direction de la Lorraine.

Je trouvai là un compagnon qui me dit qu'à Metz il y avait une grande guerre, et qu'un nommé Crantze et un nommé monseigneur de Bassompierre (9) faisaient de nombreuses courses dans le pays... Puis je partis de là ; et trouvai un jeune clerc qui venait de Lyon et se rendait à un village en Lorraine, nommé Lorey (10), à deux lieues de Saint-Nicolas. Nous nous mîmes ensemble et nous vînmes à Beaune, de Beaune à Notre-Dame du Chemin (11), puis à Norges-le-Pont (12), et de là à Dijon et de Dijon à Langres. Et, quand nous arrivâmes là, nous eûmes grande peine à passer, à cause des péages (13) du roi, où il fallait payer ; et il y eut plusieurs mauvaises rencontres, que nous ne pûmes éviter que difficilement, tant dans les bois que dans les villages ; et, aussi, les chemins étaient si mauvais qu'on ne pouvait trouver pire ; et entre Langres et Neufchâteau, il n'y avait si petit ruisseau qui ne fût devenu une rivière. Puis nous partîmes par le Pont-Saint-Vincent et nous allâmes coucher à Lorey, chez le père de mon compagnon. Le lendemain, je pris congé de lui et vins à Saint-Nicolas, bien mouillé, Dieu sait comment!... Puis le lendemain, je partis ; et je m'en allais mangeant un morceau de pain comme un mendiant, faisant l'innocent pour qu'on ne m'arrêtât pas (14). Mais, au sortir de Saint-Nicolas, je fus rencontré par le dit Bassompierre, qui entrait à Saint-Nicolas, bien accompagné de gens d'armes. Et il fit retourner en arrière deux de ses hommes, qui vinrent m'attendre près d'une petite chapelle nommée la Madeleine (15), de ce côté-ci de Saint-Nicolas. Je vis bien tout ce manège, et je m'étais pourvu de réponses, et je mordais toujours dans mon pain ; et, si je n'avais été bien avisé, j’étais en grand danger d'être perdu.
Alors, quand je fus arrivé près de la dite chapelle, là où ils m'attendaient, un des compagnons vint au devant de mopi et me dit : « Arrête ! D'où viens-tu ? (17) » Je répondis : « Je viens de Rome. » « Ha ! » dit-il, « Tu es de Metz. » - « Sûrement », dit l'autre, « Je lui ai entendu demander le chemin de Metz ». Je me pris à m'excuser très humblement, et leur dis que, sauf leur honneur (16), j'étais de Genève en Savoie. Et je me mis à parler le savoyard (17) ... Et je leur dis que j'avais été sur la mer en grand péril de ma vie, et que j'avais promis le pèlerinage à saint Nicolas et à madame sainte Barbe (18)...
Et je cheminai tant que j'arrivai à Nancy, et je traversai toute la ville. Puis je vins à passer la Moselle au dessous de Frouard ; elle était très grosse, et j'aurais passé à grand'peine si ce n'eût été que je passai avec le bâtard de Lorraine (19). De là, je vins à Pont-à-Mousson... Et je fis tant que j'arrivai au-dessus de Jouy (20), et de là je vis la cité de Metz que j'avais tant désirée... Enfin j'arrivai chez mon père, qui était allé souper chez sa fille, et il laissa presque tomber une quarte de vin qu'il tenait, de la joie et du plaisir qu'il eut quand il apprit le retour de son fils, dont il n'avait pas eu de nouvelles depuis cinq ans. Et il vint tout courant ; et aussitôt qu'il me vit, il m'embrassa longuement, sans pouvoir parler, et, quand il put parler, il me dit tout en pleurant : « Mon enfant, sois le bien venu... Maintenant je veux bien mourir, puisque je t'ai revu avant ma mort... »

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1 Suisse, cant. Fribourg. 2. Ville à 11 km de Lausanne. 3. Localités sises sur le lac de Genève. 4. Cf. supra, n° 15. 5. Huile dans laquelle baignait le corps de saint Nicolas et qui était pieusement conservée par les pèlerins. 6. Castel San-Giovanni, à 30 km O. de Plaisance. 7. Localités de l'arr. de Saint-Jean-de-Maurienne (Savoie). 8. Localités de l'arr. de Chambéry (Savoie). 9. Geoffroy de Bassompierre, capitaine de Darney. C'est à cette famille qu'appartint le fameux maréchal de Bassompierre. 10. Meurthe-et-Moselle, cant. Bayou. 11. Côte-d'Or, cant. Beaune-Sud, comm. Serrigny, h. 12. Cant Dijon-Nord, comm. Norges-la-Ville. 13. Impôt perçu sur les chemins et aux passages des rivières. 14. Philippe est alors dans le duché de Lorraine, qui est en guerre avec Metz. 15. Léproserie, comm. La Neuveville-lès-Nancy. 16. Il s'excuse d’être obligé de les contredire. 17. Il l'avait appris au cours de son séjour d’une année à Genève. 18. Moselle, cant. Vigy, lieu de pèlerinage très fréquenté. Sainte Barbe était patronne du pays messin. 19. Jean, bâtard d'Anjou, fils naturel du bon roi René, + 1536. 20. Jouy-aux-Arches, Moselle, cant. Gorze.

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